vendredi 26 août 2016

La Cantatrice chauve (Comme vous ne l'avez jamais vue)

Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Champs
75006 Paris
Tel : 01 45 44 57 34
Métro : Vavin / Notre-Dame des Champs

Une pièce d’Eugène Ionesco
Mise en scène par Alexis Rocamora
Musique de Gilles Diederichs

Avec Laura Marin (Mme Smith), Alexis Rocamora (M. Smith), Taos Sonzogni (Mme Martin), Jean-Nicolas Gaitte (M. Martin), Nell Darmouni (La bonne), Guillaume Benoit (Le pompier)

Présentation : Deux couples, un pompier, autour d’une intrigante bonne. Six personnages dans un univers intemporel où les phrases, les mots, les lettres et les situations s’entrechoquent dans un tourbillon d’absurdité étrange, inquiétant et drôle à la fois. Un classique revisité qui se fait miroir de la société. Il serait absurde de ne pas rire de soi.

Mon avis : Cela fait 66 ans ( !) que La Cantatrice chauve est à l’affiche du théâtre de la Huchette. On frise les trois millions de spectateurs. C’est dire si cette pièce qualifiée par la critique des années 50 d’« objet théâtral non identifié » (OTNI) est singulière et paradoxale.
Premier paradoxe : je ne l’avais jamais vue. A vrai dire, c’est son auteur, Ionesco, qui me posait problème. Or, deuxième paradoxe : je suis particulièrement friand d’absurde. La seule pièce que j’avais vue de l’Eugène, était Rhinocéros. J’en étais sorti pour le moins perplexe. Chez Ionesco, l’absurde est poussé à l’extrême, à la puissance 10. Aussi, pour en goûter tout le sel, faut-il être dans de bonnes dispositions d’esprit, s’y préparer.

Ce qui m’a donc attiré du côté du Lucernaire, c’est le contenu de la parenthèse suivant le titre de la pièce : « Comme vous ne l’avez jamais vue ». Troisième paradoxe : je ne l’avais justement jamais vue. Impossible donc d’établir des comparaisons. Imaginez que je me demandais même quel allait être le répertoire de cette fameuse « Cantatrice », « chauve » de surcroît…
Evidemment, j’ai découvert un truc auquel je ne m’attendais pas. Mais comme ma curiosité était très éveillée, sans doute parce que c’est la première pièce que je voyais dans cette rentrée 2016-2017 (je ne m’étais pas rendu dans un théâtre depuis le 15 juillet), mon accumulateur de réceptivité était (re)chargé à bloc.


Il faut savoir que La Cantatrice chauve a été écrite par Ionesco à un moment de sa vie où il voulait apprendre l’anglais via la fameuse Méthode Assimil. Avec l’esprit aussi affûté que barré qu’on lui connaît, il s’est attardé sur la traduction littérale de phrases qui n’ont évidemment aucun lien entre elles pour en faire un assemblage complètement loufoque…
On n’est donc pas surpris d’entendre une des comédiennes (ils sont déjà présents sur scène à l’entrée du public) égrener ça et là, en pré-générique, un sporadique God Save The Queen. Ainsi est-on déjà dans l’ambiance avant que les trois coups ne retentissent. Le ton va être résolument british et les personnages itou. Après une présentation originale façon cinéma muet, on entre de plain pied dans l’univers feutré du salon des Smith. C’est madame qui a l’honneur d’ouvrir le bal avec une incroyable volubilité pendant que son mari, plongé dans une gazette, se tait. On commence alors à s’interroger sur le comportement de la bonne. On dirait une surveillante générale. Aussi énigmatique qu’autoritaire, elle suscite visiblement la crainte chez ses patrons. C’est même elle, sorte de coucou suisse déréglé, qui leur donne l’heure…

Bref, voici pour l’ambiance. Après un échange totalement futile et décousu entre M. et Mme Smith, surviennent leurs invités, les Martin. En l’absence des Smith partis se changer, les Martin se lancent dans un dialogue absolument surréaliste (un des grands moments de la pièce). C’est de la haute voltige, du non-sens absolu. Mais c’est pratiquement le seul dialogue dont le déroulement nous soit prévisible. C’est peut-être la seule fois où l’invraisemblable s’appuie sur une logique imparable.

Parti pris ingénieux de la mise en scène, les deux couples sont tout de noir vêtus et sont maquillés comme des clowns blancs alors que la bonne porte une tenue très colorée, quasi flashy. Contraste habile… L’avantage de ces visages de plâtres, c’est qu’ils accentuent les mimiques un peu – on y revient – à la manière outrée du cinéma muet. L’effet est garanti.
Pourtant, dans ce torrent impétueux de phrases sans queue ni tête, on est parfois éclaboussé par un bref message (une allusion à la xénophobie dans la bouche du pompier), par une attitude (la solidarité féminine), mais le ton général est tout de même une satire du milieu bourgeois.


Ionesco jongle avec tout ce qui lui passe par la tête. Outre ses dialogues à l’emporte-pièce, il joue à inventer des titres de fables aberrants et nous abreuve (quel bouquet final !) d’aphorismes incongrus. Entre temps, il a permis au capitaine des pompiers de se livrer à un monologue étourdissant (sacré morceau de bravoure) sur le thème du rhume ; un pompier qui, soit dit en passant, ne se contente pas d’intervenir sur des incendies programmés mais également sur les « brûlures d’estomac » !

Inutile de chercher une quelconque cohérence dans cette pièce. La virtuosité d’Eugène Ionesco est de réussir à construire des échafaudages qui tiennent en place bien qu’ils soient érigés sur les sables mouvants de son esprit alambiqué. Pour moi, le jeu et la façon de réciter les phrases d’Ionesco sont les points forts de ce spectacle. Au Lucernaire, la performance des six comédiens est époustouflante. On est rapidement fasciné par leur implication, leur inventivité et leur folle générosité. Plus les dialogues sont invraisemblables, plus leurs personnages sont vrais, plus les échanges sont futiles, plus ils prennent d’épaisseur.

Au fait, que dire de la fameuse Cantatrice dégarnie ? Ne serait-elle pas une cousine à la mode de Grande-Bretagne de l’Arlésienne ? Je sais, c’est un peu tiré par les cheveux…

Gilbert "Critikator" Jouin

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