mercredi 29 mai 2013

L'Entreprise

Tristan Bernard
64, rue du Rocher
75008 Paris
Tel : 01 45 22 08 40
Métro : Europe / Saint-Lazare / Villiers

Spectacle écrit par Bilco, Anne-Elisabeth Blateau, Guillaume Clérice, Julien Ratel, Sarah Suco
Mis en scène par Pierre Palmade
Scénographie de Juliette Azzopardi
Avec (en alternance) Bilco, Julien-Benoît Birman, Loïc Blanco ; Anne-Elisabeth Blateau, Christophe Canard, Constance Carrelet, Guillaume Clérice, Camille Cottin, Rémi Deval, Johann Dionnet, Benjamin Gauthier, Marc Lamigeon, Marie Lanchas, Noémie de Lattre, Nicolas Lumbreras, Nicolas Martinez, Rudy Milstein, Benoît Moret, Pierre Palmade, Yann Papin, Thierry Pietra, Joffrey Platel, Julien Ratel, Sarah Suco, Laurence Yayel

Le sujet : Quatorze employés de chez Chauffinor se croisent, s’aiment, se détestent. Doux, durs et dingues…
On va au bureau comme on va à l’école ! Certains sont contents, certains sont déprimés. On se prend des bonnes notes ou des blâmes, on fayote avec le prof devenu « le boss de l’étage du dessus », on déjeune à la cantine, on y drague, on y glande…
Ces employés sont incarnés par quatorze comédiens issus de l’Atelier que Pierre Palmade a créé il y a quatre ans. Ce « laboratoire » est une aventure théâtrale et humaine unique…

Mon avis : Ce nouveau spectacle élaboré par Pierre Palmade et sa troupe d’auteurs-comédiens est différent des précédents en ce sens qu’il n’est pas une succession de sketchs aux sujets divers, mais une véritable pièce. Comme son nom l’indique, L’Entreprise nous propose une plongée quasi ethnologique dans le monde du travail. C’est comme si un réalisateur démiurge avait disposé discrètement des caméras dans les endroits les plus stratégiques pour observer la vie au sein d’une entreprise lambda.
Ce spectacle conçu a priori pour nous faire rire – et il y réussit amplement – est confondant de vérité. C’est la comédie humaine dans toute sa splendeur et dans toute sa médiocrité. Ces personnes qui évoluent au quotidien dans leur bureau, on mes connaît toutes. C’est nous aussi. La force de cette comédie est de ne jamais forcer le trait. Aucun de ses protagonistes n’est caricatural. Sauf peut-être Patrick le patron de la boîte qui, à mon goût, est parfois peu plausible. Quoi que… Il en existe sans doute quelque part des patrons qui pratiquent le grand écart entre la désinvolture et le sadisme. Sinon, les personnages sont tellement normaux et banals qu’on en oublie que l’on a affaire à des comédiens. C’est cette authenticité qui rend la pièce encore plus redoutable. L’étude comportementale d’un groupe humain y est en effet d’une impitoyable réalité.

On reconnaît là la rigueur de Pierre Palmade. On fait rire, certes, mais on y met du fond, du sens et du réalisme. Le résultat est d’autant plus percutant. Chaque personnage est banalement humain. Nous, spectateurs, on peut se retrouver dans l’un ou l’autre. En fait, on rit de nous même. Et on se fait un peu honte aussi. Car il est des situations ou des réactions que l’on a pu un jour avoir et dont on ne peut pas être fier. On parle beaucoup de « zone d’ombre » en ce moment, et bien, dans L’Entreprise, il n’y en a aucune. Tout y est exposé en pleine lumière. De la gentillesse la plus désintéressée à la turpitude la plus lamentable. Nous sommes dans le monde du travail, ne l’oublions jamais, creuset où sont synthétisées toutes les formes d’agissements.
Paradoxalement, alors que j’ai ri énormément, je me suis surpris à être fréquemment ému. De cette profonde émotion que l’on peut ressentir devant une grave injustice. C’est vrai qu’il y a des moments où les rires sont tellement intenses qu’ils couvrent certaines répliques puis, peu à peu, ils deviennent plus grinçants et alternent de plus en plus avec de l’attendrissement et de l’émoi. On s’attache effectivement à certains personnages parce qu’ils sont plus fragiles, plus naïfs, donc plus exposés que d’autres.

Grâce à une écriture incisive et acérée et à un jeu jamais outré, L’Entreprise est un spectacle total qui va bien au-delà de la simple comédie. Il contient un vrai propos. Le bureau est un concentré de tout ce que peut contenir l’âme humaine. La bonté côtoie la méchanceté, la tolérance se heurte à la jalousie, l’altruisme se trouve confronté à la moquerie, la bienveillance est en butte à la lâcheté. Et puis il y a, en permanence, ce terrible moteur qu’est l’ambition ; sentiment positif et légitime dans le monde du travail, mais qui peut aussi amener à certaines extrémités.

Les quatorze comédiens sont réellement épatants, criants et touchants de naturel et de vérité. Cette troupe est une véritable réussite dans tous les domaines. Il faut beaucoup d’exigence pour obtenir un résultat aussi probant. Il y a eu le TNP, il faudra désormais compter avec la TAP (la Troupe à Palmade)…

jeudi 9 mai 2013

Alex Beaupain "Après moi le déluge"


Encensé par la critique, loué de partout, double-croché par Télérama, caressé par Le Monde et consacré par Paris Match… Bref, le passionné de chanson française que suis était avide de découvrir Après moi le déluge, le quatrième album d’Alex Beaupain. Pensez, un garçon bercé dans sa tendre enfance par les trois grands « B », Brassens, Brel et Barbara et qui cite pour références Souchon, Gainsbourg, Daho, Murat et Bashung, possède a priori tous les critères pour me séduire (il n’y a guère qu’Etienne Daho que je ne partage avec lui). Alors, ce sont les trompes d’Eustache largement ouvertes et l’esprit en appétit que j’ai glissé la précieuse galette sur ma platine.

Je me trouvais donc dans les meilleures dispositions quand ont commencé à s’égrener les premières mesures de Je peux t’aimer pour deux. Hélas, dès la deuxième phrase, mes oreilles se sont hérissées, écorchées qu’elles furent par l’irruption d’un  « E » incongru et détestable : « Ton amour(E) boiteux… ». Je me suis dit que c’était une petite erreur due à la nécessité d’un pied de plus mais, un peu plus loin, il réitère avec : « Je veux sentir(E) la laisse… ». Ça, c’était encore plus moche à ouïr !
Et pourtant, j’aime la voix, j’aime le texte,  j’aime la mélodie, j’aime les tapis de cordes et j’aime ce climat mélancolique. Mais ces deux « E » au plat m’ont gâché le plaisir.

Après moi le déluge, je la connaissais car elle a été abondamment diffusée sur France Inter. Elle a du rythme, elle rentre immédiatement dans la tête, elle est fort bien écrite avec son agréable petit lot d’allitérations. En plus, elle est légère, plutôt positive et pleine d’autodérision. C’est une vraiment belle chanson.

Et puis arrive Pacotille qui, après son début volontairement lancinant est boostée par un superbe arrangement qui tutoie le symphonique. Les mots sont bien troussés, les rimes en « ille » y sont quasiment toutes, mais… Mais voilà-t-y pas que l’Alex nous re-pond deux horrible « E », surtout le premier : « Plus c’est faux, plus c’est toc(que) », puis « Tu manqu’ de naturel(E) »… Nouveau désagrément !

Heureusement, Alex Beaupain pratique l’alternance. Pour écrire Ça m’amuse plus, il sa muse a amusé sa plume en lui offrant un florilège d’allitérations absolument délicieuses (« J’ai légué tous mes légos, mis au clou mon Cluedo », « Au diable les diabolos », « Cett’ pluie m’a plu et puis plus »)… Du grand art.

Quand je vous parle d’alternance. Je voudrais passer vite sur Vite car il s’y autorise un festival. Ce sont les « E » olympiques. Déjà que je ne suis guère friand de name dropping, il nous accumule ces affreuses sonorités : « Et tout court(E), mais toujour(E)s, pris de court(E), lourd(E)… Tous les jour(E)s… Mais hélas(SE) ». Oh oui, hélas, cent fois hélas. C’est vraiment trop disgracieux.

Oubliée la règle de l’alternance. Dans Contre le vent, il fait carrément l’omelette avec une douzaine d’« E ». Dès le début il nous titille le conduit auditif avec un vilain « lutter au corps à corp(E)s ». Suite de quoi, il se déchaîne : « Monter sur le ring(UE), « Quand je fais le forcing(UE) ». Maintenant qu’il est bien chaud, il nous assène sans vergogne deux rimes improbables : « Huit(E) » avec « Quitte », puis « Cinq(UE) » avec « Trinque »… C’est pratique, mais c’est pas beau ! Du coup, difficile d’apprécier cette chanson pourtant intelligemment écrite avec ses métaphores sur le monde de la boxe.

Même chose avec En quarantaine. J’ai aimé cette ambiance pleine de nostalgie, ce piano-voix et les belles images que cette chanson véhicule. Mais il s’est encore laissé aller par deux fois dans son fâcheux travers en ajoutant des « euh » à « Mis à l’écart(E) » et à « Il se fait tard(E) »…

J’ai tellement apprécié les paroles et la mélodie (signée Julien Clerc) de Coule que je ne m’attarderai sur le seul avatar (« Trouver près du cœur(E) ») que contient cette chanson fort efficace.

Décidément Alex a du mal avec les rimes en « are »… Grands soirs, peut-être, mais petite chanson banale. Avec Vite, elle est pour moi une des deux moins bonnes de l’album. Par quatre fois (normal, c’est le titre), il nous impose « Que reste-t-il de nos grands soir(E)s ? », tout en nous infligeant « Ta peau de léopard(E) » et « Ranger dans un tiroir(E) »… Ça fait beaucoup.

Avec Profondément superficiel, j’ai décroché avant la fin. Même son écriture savoureusement imagée et sa mélodie guillerette avec ses fulgurances big band n’ont pas pu me retenir. Après une demi-douzaine d’« E », j’ai craqué : « Rien ne ressort(E)… Ni pierr’ ni or(E)… Vidé de l’essentiel(E), profondément superficiel(E)… Rien à l’intérieur(E)… D’ailleurs(E)… »

Evocation du temps qui passe, Je suis un souvenir est un des textes les plus profonds de l’album. J’ai adoré. Mais il est difficile d’occulter ces satanés « Je suis une souvenir(E) » et le vilain « En octobre et an août(E) ». C’est prodigieusement agaçant.

Baiser tout le temps m’a énormément plu avec son parti pris de pseudo romantisme. C’est bien dit, bien formulé, profondément honnête, terriblement masculin. C’est très habile de terminer sur cette injonction…

En résumé, Alex Beaupain a largement sa place dans le peloton de tête de nos chanteurs actuels. Il possède une belle voix chaude, une diction parfaite, son écriture est forte et joliment imagée, les thèmes qu’il aborde s’adressent au plus grand nombre, ses mélodies sont efficaces et les arrangements plutôt chiadés.
Mais il y a une chose que je ne comprends pas. Il y a des gens autour de lui, en studio ou ailleurs, qui écoutent ses chansons. Et personne n’a été capable de lui faire remarquer que la sonorité de tous ces « E », qui ne sont même pas muets, est un sacrilège pour tous les amoureux de notre belle langue. Il faudrait y veiller à l’avenir…
Tonton Georges (Brassens) a dû se retourner sept(E) fois dans sa tomb(euh) de Sèt(euh).

mercredi 8 mai 2013

NINON Lenclos ou la liberté


Théâtre des Mathurins
36, rue des Mathurins
75008 Paris
Tel : 01 42 65 90 00
Métro : Auber / Havre-Caumartin / Madeleine / Saint-Lazare

Une pièce d’Hippolyte Wouters
Scénographie de Cyrielle Clair
Avec Cyrielle Clair (Ninon de Lenclos), Pauline Macia (Françoise de Maintenon), Sacha Petronijevic (L’abbé Gédouin / le Roi Louis XIV), Sylvain Clama (le marquis de Villarceaux)

L’histoire : Elles étaient deux amies… Un amant les a désunies.
A travers leur affrontement, on parcourt un 17è siècle d’où émerge déjà l’esprit d’indépendance et d’émancipation de ces femmes cultivées, brillantes et amoureuses, mais lucides…

Mon avis : Hippolyte Wouters, l’auteur, est un véritable orfèvre. Il a ciselé une pièce en alexandrins et en cinq actes qui est un petit bijou de finesse et d’intelligence, et qui est toutefois d’une formidable modernité.

Le premier acte met en présence Ninon de Lenclos sur la fin de sa vie et son confesseur enamouré, l’abbé Gédouin. Après qu’elle ait badiné avec lui et gentiment esquivé ses avances, elle décide – car c’est elle qui, toujours, décide de tout – de lui raconter sans détours son parcours de courtisane. Le ton est léger, badin, mais il est propice à faire passer une quantité de messages sur la condition de la femme et sur la Cour…

Comme au cinéma, l’auteur utilise le flashback pour nous faire remonter le temps d’une bonne vingtaine d’années. Le deuxième acte met en présence deux femmes qui, bien qu’ayant des comportements et une philosophie de vie diamétralement opposées, sont néanmoins amies. Elles ont en effet en commun une grande intelligence et un caractère bien trempé. Basée sur la rigueur et la foi pour Françoise d’Aubigné et sur la finesse d’esprit et la tolérance pour Ninon de Lenclos. Autant cette dernière, débordante de sensualité, n’hésite pas à mettre ses charmes en valeur, autant la future madame de Maintenon se montre austère… Hélas, leur jolie complicité va être taillée en brèche pour une rivalité amoureuse, toutes les deux s’éprenant en même temps du même homme, un séducteur professionnel dénué de scrupules, le sémillant marquis de Villarceaux.

Les troisième et quatrième actes nous montrent l’évolution de ces deux femmes. Ardente lectrice de la carte du Tendre ; Ninon préfère de loin le libertinage au mariage. C’est une femme libre, un féministe de la première heure, une maîtresse femme qui n’en fait qu’à sa guise. Elle s’amuse avec les hommes et, maligne, se complaît à les rendre jaloux… Plus Ninon collectionne les aventures, plus madame de Maintenon, devenue l’épouse du Roi, devient une femme de pouvoir bigote et revêche. Elle reproche à son ancienne amie son « étrange façon de mener le sexe et la raison ». Et, surtout, elle ne supporte pas qu’elle affiche sans vergogne son impiété. Ninon, qui se qualifié à plusieurs reprises de « rétive », estime que l’on « pénètre mieux l’âme en se faisant l’amour ». Tout les oppose désormais…
Au cours de leur discussion à fleurets mouchetés, apparaît Louis XIV. Sa santé déclinante fait de lui un Soleil couchant. Mais son esprit reste vif et lucide. Trouvant en Ninon de Lenclos une interlocutrice de grande valeur intellectuelle, il se laisse aller pour la première fois à se confier sur la difficulté d’être un monarque : « Etre Roi est une étrange chose », répète-t-il. Se plaignant de n’être entouré que de flatteurs et d’hypocrites, il déplore d’être « un homme seul » vivant « de certitudes et non de vérités ». Après ce court mais intense moment d’abandon, ragaillardi par le discours humaniste et l’écoute pleine d’indulgence de Ninon, Louis laisse les deux femmes ensemble. Complètement retournée, Françoise de Maintenon est perplexe. Elle n’arrive pas à comprendre comment une femme « aussi païenne peut receler des vertus si chrétiennes »… Ce quatrième acte est d’une grande force.

Le cinquième acte nous ramène vingt ans plus tard dans le petit salon de Ninon. Au cours d’un très bel échange avec l’abbé, après avoir de nouveau fustigé l’hypocrisie de la religion, elle nous propose une conclusion emplie de sagesse : lorsqu’on ne croit pas au bonheur éternel, c’est ici-bas qu’il faut construire son ciel…

Ninon Lenclos ou la liberté est une réussite en tous points. Avoir à dire un texte admirable avec des vers aussi bien troussés doit être un véritable bonheur pour des comédiens. Et puis il y a le fonds. On y badine certes avec l’amour, mais on se permet de dire des choses et d’en dénoncer beaucoup. C’est une pièce qui nous parle de bout en bout. On sourit et on rit souvent car maintes formules ou traits d’esprit font mouche. L’ironie y est saine et salvatrice.
Cyrielle Clair incarne à la perfection Ninon de Lenclos. Elle vit, elle vibre. On en oublie qu’elle s’exprime en alexandrins. Il faut voir cette scène à la fin du troisième acte où elle raconte et joue à merveille ses émois et ses ébats amoureux. Femme indépendante et témoin de son temps, elle alterne les moments de totale franchise et ceux où l’habileté diplomatique est requise. Totalement investie, Cyrielle Clair nous offre plus qu’une magnifique composition. Elle EST Ninon de Lenclos. Quel beau personnage de femme !
Autour d’elle, chacun emplit parfaitement son rôle. Pauline Macia campe une Françoise de Maintenon plutôt psychorigide. Elle a une façon presque mécanique de débiter les vers, ajoutant ainsi à son aspect ascétique et sévère. Elle incarne l’opposé de Ninon. Mais son intelligence et son esprit d’analyse sont patents. Et leur bras de fer intellectuel est un pur régal…
Sacha Petronijevic tient le double rôle de l’abbé et du Roi. Dans chacun il distille une belle dose d’humour. Mais il sait aussi jouer tout en finesse sur le registre de l’émotion. Son long monologue sur les difficultés de sa condition de Roi est un des grands moments de la pièce…
Quant à Sylvain Clama, il est tout à fait crédible dans le rôle du marquis de Villarceaux. Il a de la prestance, du charme et sa belle voix grave ajoute encore à son pouvoir de séduction. Lui aussi sait être drôle, particulièrement dans cette scène où il est éperdu de jalousie et se montre de plus en plus accablé par les confidences polissonnes de Ninon.

Voilà, je vous ai livré mes impressions, mes sensations et mon grand plaisir à voir et à entendre cette pièce subtile, drôle et intelligente. Et puis cette petite salle du théâtre des Mathurins est tellement agréable avec sa proximité avec les comédiens…