samedi 31 octobre 2015

L'Autre Galilée

Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Champs
75006 Paris
Tel : 01 45 44 57 34
Métro : Notre-Dame des Champs / Vavin / Saint-Placide / Edgar Quinet

Ecrite et interprétée par Cesare Capitani
Mise en scène par Thierry Surace
Lumière de Dorothée Lebrun
Costume de Vjollce Bega
Musique d’Antonio Catalfamo
Décor et accessoires de Ségolène Denis

Présentation : L’Autre Galilée est le portrait inattendu et surprenant du grand savant italien Galileo Galilei. Vous allez découvrir un homme drôle et passionnant, malin et subversif, qui toute sa vie s’est battu pour la liberté de pensée, pour la séparation entre science et religion. Un Galilée inédit et moderne qui a émis des affirmations bien plus dérangeantes et violentes que la célèbre phrase « Et pourtant, elle tourne ».

Mon avis : Une fois encore Cesare Capitani m’a emmené au ciel. Au propre comme au figuré car comment ne pas s’envoler dans le cosmos lorsqu’on a le plaisir et le privilège de partager un peu plus d’une heure avec un passionné comme Galilée…
Déjà, quand il avait dépeint la vie ô combien tumultueuse du peintre Caravage, il m’avait enthousiasmé et ému par sa totale implication. Il récidive cette fois mais dans un registre diamétralement différent. Ici, il n’est plus question de folie, de débauche et d’excès en tout genre, nous sommes dans une rigueur toute mathématicienne. Et ce portrait va encore plus loin car il dénonce aussi les dysfonctionnements spirituels d’une époque…

Hier soir, le Paradis était plein comme un œuf. Le « Paradis » est le nom de la petite salle située au tout dernier étage du Lucernaire. Tout un symbole car nous nous trouvions ainsi plus près des étoiles et d’une lune qui nous avait la faveur de s’afficher pleine. La force de ce spectacle c’est qu’il est dépouillé de tout artifice. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous focaliser et de nous concentrer sur la prestation et le discours de Cesare Capitani. Cet artiste est un être singulier ; « singulier » dans le sens « étonnant, qui se distingue des autres, qui sort de l’ordinaire »… Lorsqu’il s’approprie un personnage, il ne se contente pas de le jouer, il l’habite, il le vampirise et il le devient. Il l’EST !


Ce doit être un grand bonheur pour un Italien que de camper un de ses plus illustres compatriotes. Quel investissement aussi que de rentrer dans la peau et dans la tête de cet immense savant et de faire à la fois revivre devant nous les plus grands moments de son existence et réaliser l’importance de son travail et de ses découvertes.
Le mot « autre » dans le titre du spectacle est loin d’être anodin. Cesare Capitani nous révèle des aspects pas très connus de l’homme. On en apprend beaucoup sur son caractère. Galilée était tout le contraire d’un illuminé ou d’un visionnaire. C’était un vrai scientifique, un rationnel. Il était très ambitieux, intrigant, malin, redoutablement intelligent, terriblement (mais légitimement) orgueilleux. Il avait en lui l’insolence de ceux qui savent et qui sont sûrs de ce qu’ils savent car ils peuvent le démontrer à grands renforts de chiffres et d’éléments concrets intangibles. D’ailleurs Cesare/Galileo se livre devant nous à des expériences physiques et à des démonstrations qui valent mieux qu’un long développement.

La face la plus inattendue de Galilée, c’était son côté rebelle, subversif même. Ce chantre de la Liberté était très en avance sur son temps dans tous les domaines. Tant dans sa vie privée que dans ses recherches mathématiques et astronomiques. A partir de là, il était hélas inévitable que l’Eglise s’intéresse particulièrement à lui. Quel que soit l’immensité de son orgueil, lorsque la sinistre Inquisition se penche sur vôtre cas, vous décrète hérétique et vous menace du bûcher, on ne tire pas beaucoup de plans sur la comète : on transige et on sauve sa peau en abjurant. Mais on n’en pense pas moins.
C’est l’éternelle opposition – surtout à cette époque (le début du 17è siècle) – entre la science et la théologie, la raison et la foi. On ne peut pas lutter contre les interprétations dogmatiquement rigides de la Bible et des Saintes Ecritures. On s’aperçoit que, finalement, les choses n’ont pas beaucoup changé puisque, aujourd’hui, ce sont les interprétations subjectives du Coran qui ont engendré l’extrémisme…


Dans un jeu de lumières savamment orchestré, Cesare Capitani nous livre un Galilée captivant, vibrant, souvent drôle, mais surtout très lucide. Quel comédien ce Cesare. Sans jeu de mot, il est carrément impérial. Complètement latin, doté d’un charisme naturel, viril et beau, le regard de braise, il nous offre un texte remarquable, explicatif et au vocabulaire riche et imagé. Dès le début, il nous happe par sa flamme, sa passion, sa force de conviction et nous captive avec son aptitude troublante à faire (re)vivre son personnage, son héros (car s’en est un).
Si vous voulez assister à un grand moment de pur théâtre, précipitez-vous vite au Paradis du Lucernaire, une étoile y brille de mille feux.


Gilbert « Critikator » Jouin

jeudi 29 octobre 2015

Barber Shop Quartet "Opus 3"

Théâtre L’Archipel
17, boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Tel : 01 75 54 79 79
Métro : Strasbourg Saint-Denis

Concert jubilatoire écrit et interprété par Marie-Cécile Héraud, Cécile Bayle, Bruno Buijtenhuijs et Xavier Vilsek

Présentation : Le Barber Shop Quartet reprend à sa façon l’esprit du Barbershop et ses harmonies a cappella pour nous entraîner dans un spectacle au rythme endiablé et à l’humour débridé.
Aux étourdissantes prouesses vocales se mêlent chansons humoristiques, pastiches, mime comédie et même d’époustouflants bruitages !

Mon avis : Une pure merveille !
C’est une des rares fois où ; à la fin d’un spectacle, je ne ressens qu’une envie : qu’il recommence immédiatement à son tout début pour en goûter toutes les facéties en toute liberté d’esprit. En effet, lorsqu’on découvre un spectacle, on ne peut s’empêcher d’avoir d’abord un regard critique, une curiosité professionnelle qui nous empêchent de profiter pleinement de ce qui nous est donné à voir et à entendre. On a tendance à chercher la petite bête, la faiblesse passagère, le petit coup de moins bon, l’écueil de la facilité ou la tentative du sur-jeu…
Or là, avec le Barber Shop Quartet, j’ai été « shopé » de bout en bout par la formidable qualité de leur prestation. La totale. Le beurre et l’argent du Barber ! Ces quatre olibrius aussi doués qu’extravagants nous comblent autant l’ouïe que la vue. L’ouïe pour l’extrême perfection de leurs harmonies vocales et la précision des bruitages ; la vue pour l’originalité de leur gestuelle, leur inventivité cartoonesque et leur appétence à tout traiter en gag.


Comme tout quatuor qui se respecte, ils sont quatre. Mais dès leur entrée, ils affichent un déséquilibre comportemental. Il y a deux joyeux drilles et une luronne qui affichent sans retenue leur goût pour la gaudriole et, en contrepoids, il y a une revêche que leurs pitreries n’amuse visiblement pas mais qui, presque à son corps défendant, ne sera pas la dernière lorsqu’il faudra soit apporter son propre grain de folie, soit se mêler à la frivolité ambiante. Ça fonctionne on ne peut mieux.

Après un court préambule jazzy cool qui nous permet d’apprécier illico l’entrelacs séraphique de leurs voix, nos deux couples vont dérouler un spectacle aussi abouti que jubilatoire. C’est comme un cocktail dans lequel on aurait mêlé les Andrew Sisters, Spike Jones et Tex Avery. En plus de la confondante qualité vocale et visuelle, il faut ajouter la grande valeur scripturale des parodies. Chaque texte est un véritable petit bijou ciselé avec un soin d’orfèvre. Je pense particulièrement à celui du Blue Rondo à la Turk de Dave Brubeck que Nougaro avait adapté en un palpitant A bout de souffle et qui devient ici un mélodrame burlesco-consumériste intitulé finement Le caddie de mes soucis. Là, on est dans le domaine de la performance…


Enfin, ainsi que je l’ai signalé un peu plus haut, la grande originalité, la valeur ajoutée de ce spectacle vocal, c’est d’y avoir introduit une bonne dose de bruitages aussi brillants qu’inattendus, illustrés la plupart du temps d’une composition physique absolument hilarante de la part de leur auteur, Xavier Vilsek. Il suffit d’entendre la cascade de rire que cela provoque chez les enfants pour comprendre combien il est expressif, voire incontrôlable.
Bref, j’ai pris un tel pied que j’ai bien l’intention de retourner les voir rien que pour le plaisir. Je suis convaincu que, si le Barber Shop Quartet s’installait suffisamment longtemps à Paris, il deviendrait à coup sûr un groupe culte.


Gilbert « Critikator » Jouin

vendredi 16 octobre 2015

Nadia Roz "ça fait du bien"

Apollo Théâtre
18, rue du Faubourg-du-Temple
75011 Paris
Tel : 01 43 38 23 26
Métro : République

Seule en scène écrit par Nadia Roz
Mis en scène par Frank Cimière

Présentation : Nadia Roz croque la vie et pétille par sa bonne humeur. Ce petit bout de femme envahit la scène comme une bouffée d’oxygène avec un talent unique. A travers ses personnages comme une coach sportive, une mannequin brésilienne, une Blanche Neige malicieuse ou encore une caillera caustique et attachante, elle incarne des femmes contemporaines qui toutes nous émeuvent et nous déclenchent des fous rires.
C’est sûr, Nadia Roz redonne des couleurs à la vie et… ça fait du bien !

Mon avis : Nadia Roz est un véritable phénomène ! Pour moi qui la suis depuis belle lurette, je la tiens comme une de nos toutes meilleures humoristes actuelles, tous sexes confondus. Dès qu’elle se trouve sur scène, cette petite bonne femme posée et réservée se métamorphose en une vraie tornade pleine d’une folle énergie et totalement désinhibée. Rien ne l’arrête. Elle sait tout faire…
Jouant de son visage ô combien expressif et utilisant à ravir un corps d’une souplesse impressionnante (il faut voir comme elle bouge), elle peut se permettre d’être performante dans tous les registres : mime, danse, chant, grimaces, burlesque, accents, imitations… avec un naturel et une aisance désarmants. Si l'on veut parler d'elle en toute honnêteté, on ne peut qu'employer les superlatifs.


Prenant dès le début son public à bras-le-corps, elle ne va plus le lâcher pendant quatre-vingt minutes exécutées sur un rythme échevelé. Coquine, espiègle, naturellement sensuelle, elle interpelle les spectateurs, joue avec, les déstabilise d’un regard menaçant, les charme en minaudant langoureusement… Mais elle ne se contente pas de cet aspect interactif, elle assure aussi avec la qualité de ses sketches tous remarquablement écrits et interprétés. Ses formules font mouche, ses expressions sont imagées, ses jeux de mots excellents. Quant aux personnages qu’elle campe, ils sont tout simplement à se tordre de rire.
Il y a bien sûr la tante convertie en coach de « gym pour la femme domestique », la cousine caillera aspirante comédienne qui fait son numéro au Pôle emploi, et aussi le mannequin à l’accent brésilien, Blanche Neige héroïne d’un conte dénaturé. A côté de cette galerie de personnages, elle s’amuse à développer le cinéma que les femmes se font dans leur tête et à évoquer sa maternité façon récipiendaire d’un César. C’est du très haut niveau.
Ajoutez à tout cela, un rap écrit au scalpel autour de la chirurgie esthétique, une chanson interprétée avec la voix d’une chanteuse estampillée Disney, un slam revendicatif, et vous obtenez un show endiablé, éclectique et dense…
Nadia Roz est un cartoon à elle toute seule. Hyperdouée de l’humour, elle possède un sens inné du comique dans la moindre de ses mimiques et dans une gestuelle qui n’appartient qu’à elle. Bref, c’est une formidable comédienne, inventive et complète. On comprend d’ailleurs que la télévision fasse de plus souvent appel à ses talents riches et variés.


Comme en France tout finit par des chansons, le spectacle auquel j’ai assisté m’a suggéré une petite parodie :

Un corps qui bouge vraiment bien
Des horreurs sortant de sa bouche
Des personnages qui font mouche
La scène c’est son terrain

Quand ell’ joue à la caill’ra
Qu’elle chang’ d’accent, de voix
On voit la vie en Roz

Ell’ nous dit des mots d’humour
Entre acide et velours
C’est fou tout ce qu’elle ose

Lorsque tombe un spectateur
Dans son collimateur
Elle est chargée sa dose

Elle est pour moi
Chez les filles
Qui pétillent
Aussi douée, drôl’ que la Foresti

Ell’ me fait rire aux éclats
J’adore ses ébats
Elle est extra


Gilbert « Critikator » Jouin

jeudi 15 octobre 2015

Enorme !

Théâtre de Paris
Salle Réjane
15, rue Blanche
75009 Paris
Tel : 01 42 80 01 81

Une pièce de Neil Labute (Fat Pig)
Adaptée par Marie-Pascale Osterrieth et Charlotte Gaccio
Mise en scène par Marie-Pascale Osterrieth
Décors de Pierre-François Limbosch
Lumières de Laurent Castaingt
Costumes de Charlotte David
Musiques de Jacques Davidovici
Avec Charlotte Gaccio (Hélène), Julie de Bona (Julie), Bertrand Usclat (Thomas), Thomas Lempire (Quentin)

L’histoire : Quentin voudrait sortir avec Julie, qui voudrait être avec Thomas, qui la mène en bateau. Jusqu’au jour où Thomas tombe amoureux fou d’Hélène, une jeune femme brillante, drôle, sexy, mais qui est ronde… très ronde. Combien d’insultes devra-t-il entendre avant de se lever pour défendre la femme qu’il aime ? Obligé de se justifier auprès de ses collègues de bureau, sera-t-il prêt à assumer ?

Mon avis : J’avais beau être accoutumé à ce que l’on distribue TOUJOURS d’excellentes pièces dans la salle Réjane du Théâtre de Paris, j’avoue que j’étais un peu tiède en y venant car le thème de Enorme ! ne me semblait pas très attractif. Or, la programmation de la salle Réjane perdure dans son sans-faute en mettant cette pièce à l’affiche puisque j’ai passé une fois encore un vraiment bon moment. Et, au vu des bravos enthousiastes qui ont accompagné les saluts à la fin, je n’étais pas le seul à avoir ressenti ce plaisir.

A cela, il y a plusieurs raisons…
D’abord, il faut saluer le remarquable travail d’adaptation effectué par Marie-Pascale Osterrieth et Charlotte Gaccio de Fat Pig, la pièce de Neil Labute bardée de récompenses à Broadway et à Londres. Elles ont eu le talent d’en faire une comédie à la française, avec des dialogues vifs et percutants, saupoudrés de quelques allusions et clins d’œil « bien de chez nous ».


Ensuite, il y a la distribution. Là aussi, c’est un sans-faute. On a du mal à imaginer d’autres comédiens à la place tant ils incarnent leurs personnages à la perfection. A certains moments, ils sont tellement habités qu’on n’a plus l’impression qu’ils sont en train de jouer.
Dans le rôle d’Hélène, Charlotte Gaccio est absolument épatante. On peut dire que les gènes ont été bien transmis, et par la maman (dans le jeu, le sens de l’humour, la sincérité et l’art de se réfugier dans l’autodérision), et par le papa (dans la capacité à manier la plume et les mots). On sent qu’elle a mis beaucoup – sinon tout – d’elle-même dans ce personnage, dans ce qu’elle dit et dans sa psychologie. Hélène est quelqu’un de foncièrement attachant. Elle est lucide, cash, malicieuse, pleine de joie de vivre (ah, ce joli rire perlé si communicatif !), charmeuse, taquine et, surtout, elle s’assume. Elle se protège néanmoins à grand renfort de pirouettes et de blagues, jusqu’à ce qu’on la découvre totalement désarçonnée de se voir courtisée.
Hier soir, dans le rôle de Thomas, Bertrand Usclat était remplacé par Guillaume Pottier. Ce dernier m’a complètement bluffé. Quelle palette de jeu, quelle finesse, quelle justesse ! Il était complètement dedans. Il ETAIT Thomas, un jeune homme performant dans son travail, mais très emprunté, voire coincé, dans ses relations avec les femmes. Il est doux, rêveur, mal assuré, intègre. Il faut voir la précision de ses gestes lorsqu’il est dans l’embarras ; ce qui, hélas pour lui, arrive très souvent.


Thomas a la (mal)chance de compter sur la présence au bureau de Quentin, un collègue qui est son contraire absolu. Quentin a l’art de se faire détester. Il est vanneur, cynique, sûr de lui, mufle. Il se mêle de tout, il trahit sans vergogne et sans remords bref, il est le félon type. Thomas Lempire l’interprète avec un naturel désarmant. Il est celui qui met du poil à gratter dans ce qui ne pourrait être qu’une gentille romance. Mais il est aussi la personne qui synthétise le regard quasi général que nous portons sur les individus en surcharge pondérale, un regard qui, avouons-le, est souvent sans complaisance. Il dit tout haut ce que la plupart d’entre nous pensent tout bas. Son rôle est primordial car il est déclencheur.
Quant à Julie, elle est également indispensable au bon équilibre de la pièce. Elle, elle a tout pour elle. Joli minois, plastique irréprochable, rouage important au boulot, elle devrait être heureuse et épanouie. Or, c’est une romantique, une sentimentale et, pire encore, une femme amoureuse qui va se sentir bafouée. Julie de Bona est impeccable dans ce rôle délicat de femme en souffrance qui essaie tant bien que mal de sauver les apparences. Alors, elle rentre dans le tas avec une fougue et une véhémence impressionnantes. C’est un véritable robinet à paroles, une mouche qui virevolte, qui agace jusqu’à ce qu’on ait envie de l’écraser. Quel tempérament !

Enfin, et c’est la troisième grande qualité de ce spectacle, il donne à réfléchir. Il nous place tour à tour dans les deux camps. Celui des gens physiquement « normaux », représentés par Julie et Quentin, et dans le camp d’Hélène qui exprime son ressenti. Pour les premiers, on évoque l’incommodité que l’on a à s’adresser naturellement à quelqu’un d’enveloppé, on énumère les ostracismes, les lieux communs et les idées reçues… Quant à Hélène, elle exprime ses difficultés à se faire accepter par les autres, sa hantise de leurs jugements, sa conscience que l’on n’aime guère « s’afficher avec une grosse », son exigence d’honnêteté vis-à-vis d’elle…
Beaucoup de vérités sont ainsi assénées, souvent crûment. Enorme ! est une pièce « rondement » menée où l’on rit les trois-quarts du temps (grâce aux dialogues et au jeu hyper-précis des comédiens) mais qui donne aussi à réfléchir. Il s’en dégage beaucoup d’émotion, mais sans jamais tomber dans la mièvrerie ou le pathos… Pour toutes les raisons que je vous ai développées, c’est une pièce qui vaut vraiment le coup d’être vue.


Gilbert « Critikator » Jouin

mercredi 14 octobre 2015

Les Mangeurs de Lapin

Alhambra
21, rue Yves Toudic
75010 Paris
Tel : 01 40 20 40 25
Métro : République / Jacques Bonsergent

Ecrit et interprété par Dominique Baird-Smith, David Benadon, Jean-Philippe Buzaud, Sigrid La Chapelle
Mis en scène par Alain Gautré
Direction artistique de Sigrid La Chapelle
Décors de Sigrid La Chapelle
Lumières de Sabine Belotti
Création musicale de David Benadon
Costumes de Julie Calange, Véronique Vigneron, Haruka Nagaï

Présentation : Déjanté et poétique, un spectacle irrésistible au carrefour des arts de la scène : Une échappée jubilatoire vers l’imaginaire, à découvrir en famille !
Tour à tour fakirs, magiciens, danseurs, tennismen, dresseurs d’animaux, camelots ou oiseaux de proie, les Mangeurs de Lapin tentent désespérément d’éblouir le public par d’improbables numéros de cirque et de music-hall.
Sous le regard blasé d’un musicien stoïque, ces sympathiques escrocs nous mènent en bateau de l’Inde à l’Ecosse en passant par la savane et le Médoc et se révèlent être d’authentiques virtuoses du rire et de l’absurde.

Mon avis : « Que c’est beau un vol de raquettes, le soir, à l’Alhambra !... »
Voici la réflexion saugrenue que je me suis faite en assistant, enchanté et médusé, à un époustouflant numéro de jonglage effectué par Dominic Baird-Smith avec des raquettes de tennis… Mais mes sensations en découvrant le spectacle des Mangeurs de Lapin ne se réduisent pas à cette performance. Pendant les trois-quarts du temps, je me suis trouvé en état d’émerveillement. J’étais comme le gamin d’une dizaine d’années qui se trouvait deux rangées devant moi : il était debout, les yeux écarquillés, la bouche tour à tour grande ouverte soit pour marquer son étonnement, soit pour laisser éclater un rire frais. Son bonheur faisait plaisir à voir. Il n’y avait d’ailleurs plus d’adultes dans la salle, il n’y avait que de grands enfants prompts à s’extasier devant les pitreries de ces quatre énergumènes lapinophobes. Les Mangeurs de lapin, il faut les voir pour y croire. Quel cirque !


Dans la note de présentation, on évoque leurs « improbables numéros de cirque ou de music-hall »… Mais, devant le résultat, on n’ose imaginer combien d’heures de travail et de répétitions il leur a fallu pour les rendre aussi remarquablement « improbables » ces numéros tant ils exigent de précision.
Le spectacle commence par un étourdissant exercice de volubilité qui va donner le ton à la suite. Le mot qui les définit tout au long de ce show (show lapin ?) est « virtuosité ». Virtuosité verbale, virtuosité gestuelle, et virtuosité musicale. En effet, David Benadon est un remarquable musicien multi-instrumentiste (piano, guitares, batterie, trombone à coulisse…) qui va scander, accompagner et illustrer le spectacle de ses compositions variées et colorées.


Poses grotesques, effets (très) spéciaux, blagues potaches, bruitages, autodérision, animaux sur scène, magie… tous les numéros sont présentés d’une façon volontairement affectée par un bateleur le plus souvent dépassé par les événements (Jean-Philippe Buzaud, excellent dans le maniement subtil du second degré et les postures théâtrales)… Dans cette auberge espagnole du rire et du burlesque, on trouve évidemment de tout. Nous sommes en décalage permanent. Il pleut des trompes d’eau, alignements de cornacs, cycliste gonflé dans tous les sens du terme, roulements de tambour pour annoncer un numéro aux pommes, musique romantique pour imager l’expression «  ramasser une veste » au sens propre…


Pour moi, cinq numéros, particulièrement inventifs et réussis, nous font passer un vrai grand moment. Dans mon ordre préférentiel, je mets en première position l’invraisemblable jeu à quatre mains et la séance de lévitation d’un fakir forcément lamentable (formidable composition visuelle de Sigrid La Chapelle) que je subodore être un hommage appuyé au fameux sketch de Pierre Dac et Francis Blanche, le Sâr Rabindranath Duval… Ensuite, je place le numéro de jonglage précité exécuté par un Ecossais pas avare de son talent… Puis, à égalité, le tableau pachydermique et celui intitulé « Le toucan du Médoc », un numéro haut perché dont je vous laisse la surprise… Et puis, j’ai vraiment apprécié le pitoyable ballet exécuté (cette fois dans le sens létal du mot) par le duo La Chapelle/Buzaud. Ce dernier, par ses mimiques et ses manières m’a fait furieusement penser à Benny Hill, ce qui n’est pas le moindre des compliments.

Comme dans le cochon, tout est bon chez Les Mangeurs de Lapin. Il y a des morceaux plus nobles et plus goûtus que d’autres, mais tout est très comestible. Si on a mal au ventre en sortant de l’Alhambra, ce n’est pas pour des problèmes de digestion lourde, au contraire, c’est d’avoir trop ri. Car rire beaucoup, de bon cœur et avec une spontanéité toute juvénile, ça rend vraiment léger.


Gilbert « Critikator » Jouin

samedi 10 octobre 2015

Fleur de cactus

Théâtre Antoine
14, boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Tel : 01 42 08 77 71
Métro : Strasbourg Saint-Denis

Une pièce de Barillet et Grédy
Mise en scène par Michel Fau
Décors de Bernard Fau
Costumes de David Bélugou
Lumières de Joël Fabing
Maquillages de Pascale Fau
Avec Catherine Frot (Stéphane), Michel Fau (Julien), Cyrille Eldin (Norbert), Mathilde Bisson (Antonia), Wallerand Denormandie (Igor), Marie-Hélène Lentini(madame Durand-Bénéchol), Frédéric Imberty (monsieur Cochet), Audrey Langle (le Printemps de Boticelli)

Présentation : Mentir à sa maîtresse n’est pas toujours une bonne idée. Surtout quand elle décide de rencontrer votre ex-femme imaginaire pour mettre les choses au clair. Heureusement, Julien a une assistante dentaire dévouée… malheureusement, elle est amoureuse de lui et très susceptible !

Mon avis : Cinquante après sa création en 1964, Fleur de cactus vient s’épanouir de nouveau, au théâtre Antoine cette fois.
Après avoir eu l’agréable surprise d’entendre frapper les trois coups à l’ancienne, nous sommes immédiatement replongés dans ces années soixante si pleines de couleurs flashy et chargées d’insouciance. Les décors, qui glissent, montent et descendent, nous emmènent successivement dans la chambrette mansardée d’Antonia, dans la boutique où elle vend des disques vinyles, dans le cabinet de Julien, dentiste de son état, et dans une boîte de nuit. Il n’y a rien de superflu, tout est conçu pour nous faire profiter au maximum des comédiens et de leurs chassés-croisés. Il faut également souligner la beauté audacieuse des costumes (les ensembles extravagants très « courrégiens » de madame Durand-Bénéchol et les vestes aux tons criards de Norbert, par exemple).


Lorsque le rideau se baisse à la fin, quand le moment est venu de réfléchir à ce que l’on va pouvoir rapporter de cette pièce, lorsqu’on essaie de synthétiser à chaud nos sensations, on se sent un peu divisé… Evidemment, il y a beaucoup plus de fleurs que d’épines de cactus à adresser.
Au départ, j’ai été quelque peu déstabilisé par le ton récitatif et les postures caricaturales des comédiens. Et puis, soudain, j’ai réalisé que Michel Fau avait sans doute voulu nous offrir une parodie de pièce de boulevard avec un double niveau de lecture. A partir du moment où j’ai accepté ce parti pris, je n’ai fait que prendre du plaisir. En effet, si on ne s’en tient strictement qu’au premier degré, on se sent un peu désarçonné par cette façon de jouer. C’est comme un morceau de musique qui sonnerait légèrement faux et auquel on s’habituerait peu à peu. Ensuite, si on adhère au postulat de Michel Fau, on se délecte au contraire de rentre dans le jeu volontairement outré des acteurs. C’est tellement bien fait que ça nous paraît progressivement normal.

En revanche, et je pense que c’est là aussi une volonté du metteur en scène, Catherine Frot est la seule à jouer avec naturel. Pour reprendre la métaphore musicale, c’est comme si nous avions une soliste qui jouait juste entourée de musiciens qui sur-jouent une autre partition. L’effet, très risqué, est pourtant étonnant. Je crois que Michel Fau a tout fait pour que sa mademoiselle Vigneau recueille tous les suffrages. C’est qu’il la connaît bien désormais. Leur expérience commune précédente dans Marguerite, leur a permis d’acquérir une formidable complicité. Lorsqu’il possède un stradivarius entre les mains, Michel Fau ne se prive pas d’en tirer le meilleur. Phonétiquement, entre Frot et Fau, il n’y a qu’un « r » de différence, un air de famille…


Pour moi, Fleur de cactus est un immense jeu de Lego ; chaque pièce qui s’emboîte à la précédente est un nouveau mensonge. Si bien que l’édifice ainsi érigé monte très haut mais, affreusement branlant, il risque de d’écrouler à tout moment. Or, et c’est là tout le talent de Barillet et Grédy, les auteurs, la pyramide ne s’effondrera il que lorsque Stéphane l’aura décidé, suivie de peu par un Julien aux yeux et au cœur enfin décillés.

Ce vaudeville, comprenant moult répliques absolument savoureuses et qui va crescendo, est fort bien écrit. Il frise même le surréalisme car ses protagonistes sont amenés à croire en un avatar qu’ils ont eux-mêmes engendré !... Il est emmené par un superbe trio : Frot (Stéphane)-Fau (Julien)-Bisson (Antonia). Catherine Frot a hérité du beau rôle car son personnage va être en constante évolution. Ou, comment la secrétaire stricte et austère va d’abord vivre son fantasme comme s’il était la réalité avant de se métamorphoser en séductrice sûre d’elle-même… Michel Fau, en piégeur-piégé s’amuse visiblement comme un petit fou en prenant des poses théâtrales dignes du cinéma muet. Quant à Mathilde Bisson, avec son physique et ses tenues de starlette des années 60, mini-jupe et chignon choucrouté, elle est tout simplement épatante. Alors qu’elle nous apparaît au départ comme une nunuche un tantinet évaporée, on s’aperçoit au fil de l’intrigue que c’est une très saine et belle personne, avide de vérité et au comportement d’une droiture exemplaire.


Il y a dans cette pièce deux scènes particulièrement réussies : le tête-à-tête entre Stéphane et Julien dans leur cabinet au cours duquel ils se disent vraiment les choses à fleurets mouchetés (Julien évoquant entre autres « la peur de vivre » de Stéphane), ou l’art pour un faux ménage de se faire une vraie scène… Et puis, il y a vers la fin ce bel échange plein de respect et d’humanité entre Stéphane et Antonia.
Au côté de ce magnifique trio, chacun se met au diapason. Cyrille Edlin s’éclate en interprétant un véritable mufle, un grossier personnage dénué de tout scrupule, mais qui se laisse toutefois mener par le bout du nez par sa compagne au caractère bien trempé (Audrey Langle)… Wallerand Denormandie joue à la perfection un bellâtre dépressif aux antipodes de l’évident pouvoir de séduction qu’il dégage… Chacune des apparitions de Marie-Hélène Lentini est à se tordre de rire… Et Frédéric Imberty joue les victimes expiatoires avec un enthousiasme convaincant.


Gilbert « Critikator » Jouin

mercredi 7 octobre 2015

Mes parents sont des enfants comme les autres

Théâtre Saint-Georges
51, rue Saint-Georges
75009 Paris
Tel : 01 48 78 63 47
Métro : Saint-Georges

Une comédie écrite et mise en scène par Renaud Meyer
Décors d’Antoine Fontaine et Audrey Vuong
Lumières d’Hervé Gary
Costumes de Camille Duflos
Musique de Xavier Bornens
Avec José Paul (Philippe Baudrillard), Gladys Cohen (Nicole Sitbon), Rudy Milstein (Serge Sitbon), Marie Montoya (Stéphanie Baudrillard), Guilhem Pellegrin (Robert Sitbon), Loïc Renard (Arnaud Baudrillard)

Présentation : Arnaud Baudrillard juge ses parents trop cools. Ils ne pensent qu’à faire la fête et s’amuser avec leurs copains. Lui rêve de devenir expert-comptable. Alors, il s’évade pour les vacances à Juan-les-Pins, chez son ami Serge Sitbon, afin d’y trouver une vraie famille. Mais les parents de Serge ont perdu, eux aussi, les rituels et les règles dont rêve leur fils, qui projette de partir vivre en Israël er devenir rabbin. Les deux ados découvrent brusquement que leurs parents sont de grands enfants auxquels il faut encore tout apprendre…

Mon avis : Jean Cocteau a écrit Les Enfants terribles en 1929, puis Les Parents terribles en 1938, comme quoi le relationnel parents-enfants et réciproquement, est un problème qui a toujours existé, bien avant Cocteau, et qui existera toujours. C’est la vie… Cette pièce ne va pas néanmoins jusqu’à se ranger du côté d’André Gide en proférant un péremptoire « Famille, je vous hais » quoi que…
Quoi que, à un moment où il est totalement dépassé par les événements, Philippe Baudrillard (José Paul) va jusqu’à proférer sa détestation de la famille. En fait, c’est là un cri provoqué par son impuissance à gérer une situation devenue incontrôlable. En effet, depuis cette funeste soirée où son épouse et lui ont oublié l’anniversaire de leur grand fils, leur petite existence peinarde et insouciante va dégénérer, allant de Charybde en Sylla… Devant les reproches du fiston, il était déjà allé jusqu’à se fendre d’un « On peut avoir des enfants sans créer une famille », affirmation parfaitement assumée qui ne souffrait pas de contestation.

Ils sont marrants les parents Baudrillard. Ce sont des post-soixante-huitards attardés. Ce sont des fêtards, ils lèvent joyeusement le coude, fument des pétards ; elle porte des robes héritées de la génération peace and love et lui est une sorte de baba-cool qui vit une relation passionnée avec son ukulélé. Vous comprenez donc qu’ils tombent de très haut lorsque leur fils, Arnaud, après s’être déclaré mal aimé, ignoré, leur annonce sa décision de devenir… expert-comptable ! Et, histoire de concrétiser tout à fait sa rébellion, il refuse de partir pour la énième fois en vacances avec eux à La Rochelle, préférant aller rejoindre son ami Serge Sitbon et sa famille à Juan-les-Pins.

Voici donc le préambule de Mes parents sont des enfants comme les autres. Stéphanie et Philippe Baudrillard sont deux irresponsables attachants qui n’ont pas vu se creuser un abîme entre eux et leur fils. Quand commence la pièce, il est superflu de tenter d’ériger ne serait-ce qu’une petite passerelle pour essayer de renouer le contact. José Paul et Marie Montoya sont parfaits en « parents » à côté de la plaque. Cette dernière possède une présence comique époustouflante avec son lot de mimiques et un timbre de voix qui n’appartiennent qu’à elle (j’adore ses larges sourires innocents et ses regards en biais). Quant à José Paul, il confirme de pièce en pièce une aisance et un professionnalisme sidérants. Il excelle dans les comédies parce qu’il a toujours le ton et l’attitude justes, sans jamais forcer le trait.


Pour que le plateau de la balance de cette pièce soit équilibré, il fallait que le couple placé en face d’eux puisse dégager une force comique similaire. Le duo Gladys Cohen/GuilhemPellegrin, dans un tout autre registre, est lui aussi épatant. Elle, elle incarne la femme et la mère juive dans toute sa flamboyance, dans toute son exubérance immodérée. On comprend qu’elle fasse un peu peur à son Robert de mari. Lui, pour avoir la paix, abonde toujours dans son sens. Jusqu’au moment où il va faire la rencontre de Philippe Baudrillard…
D’ailleurs la confrontation entre les deux couples va faire grimper la pièce dans un délire paroxysmique. C’est le choc frontal de deux cultures. Un antagonisme dont ils ne pourront se sortir qu’à grands coups de compromissions réciproques.

On n’arrête pas de rire dans cette comédie familiale. Même si parfois les ficelles sont un peu grosses, même si certaines scènes font plus que friser la caricature, on s’amuse beaucoup à les voir se dépêtrer dans le guêpier dans lequel leurs deux fils les ont fourrés. Car autant les parents s’agitent, se démènent, se découragent, invectivent, jouent en vain de leur autorité putative, autant les deux rejetons restent impassibles, droits dans leurs bottes. Ils suivent paisiblement la ligne qu’ils se sont fixée. Pourtant, ils n’imaginent pas un seul instant que cette ligne va les mener là où ils ne supposaient jamais aller : sur les pas de leurs propres parents !
Dans le rôle d’Arnaud, j’ai découvert en Loïc Renard un comédien prometteur. Quant à Rudy Milstein, qui campe le très religieux Serge Sitbon, avec sa nonchalance, et son grand sourire désarmant, je l’ai retrouvé tel qu’il m’avait enchanté dans Les malheurs de Rudy.

Pièce drôle et sympathique, Mes parents sont des enfants comme les autres diffusent toutefois quelques messages qui sont loin d’être anodins. Particulièrement sur les diktats et les asservissements qu’impose une religion lorsqu’on veut la suivre et l’appliquer dans son moindre détail dogmatique. Leur accumulation à un moment de la pièce provoque un grand réflexe d’hilarité.


Gilbert « Critikator » Jouin

samedi 3 octobre 2015

Danser à la Lughnasa

Théâtre de l’Atelier
1, place Charles Dullin
75018 Paris
Tel : 01 46 06 49 24
Métro : Anvers / Pigalle / Abbesses

Une pièce de Brian Friel
Texte français d’Alain Delahaye
Mise en scène de Didier Long
Scénographie de Didier Long et Bernard Fau
Costumes de Pascaline Suty
Lumières de Patrick Clitus
Musique de François Peyrony
Avec Léna Bréban (Agnès), Lou De Laâge (Chris), Philippe Nahon (Mickaël), Lol Naymark (Rose), Claire Nebout (Kate), Florence Thomassin (Maggie), Bruno Wolkowitch (Jack), Alexandre Zambeaux (Gerry)

L’histoire : Au cœur de l’Irlande, en ce bel été 1936, la fin des moissons annonce le rendez-vous tant attendu : le grand bal de la Lughnasa.
Dans la maison familiale, bien loin de tout tumulte et isolées du monde, les cinq sœurs Mundy s’affairent. Les conversations se croisent et se bousculent, les moqueries et les rires fusent, d’une tendresse infinie.
Un jour comme les autres en apparence, si l’espoir qui les anime secrètement ne s’exprimait soudain : aller danser, se frotter aux rythmes endiablés, rompre le temps d’un quadrille la ronde des jours qui se ressemblent, bousculer dans les bras d’un homme la bienséance que la morale impose. Elles rêvent d’amour, d’étreintes sauvages. Elles rêvent d’un ailleurs et d’une vie meilleure.
Mickaël, qui avait 7 ans cet été là, se souvient. De sa mère et de ses tantes, ces cinq femmes remarquables, et de leur sens du devoir. De l’étrange retour précipité de son oncle, missionnaire en Ouganda, qui a perdu la mémoire. Et de la visite surprise de cet homme fantasque qu’il sait être son père…

Mon avis : Je suis sorti bien circonspect du théâtre de l’Atelier. J’avais la sensation que cette pièce de deux heures aurait pu durer le double sans qu’il se passe quelque chose qui sorte de l’ordinaire. Car, ce à quoi nous assistons n’est en fait que l’ordinaire, le quotidien d’une famille plus que modeste dans l’Irlande du Nord dans les années 1930.
Sans faire injure aux comédiens qui sont réellement remarquables, je pense qu’il est plus intéressant de lire cette pièce que de la voir…
Il s’agit d’une chronique. Nous découvrons les membres de la famille Mundy à un moment X de leur existence en sachant bien vite que la veille et le lendemain seront en tout point identiques. Il y a là cinq sœurs, aux tempéraments très différents et dont la cohabitation s’est hiérarchisée au fil de temps.
Ça se chamaille, ça se dispute, ça se taquine, ça crie, ça rit, ça se fâche, ça boude, ça chahute, ça danse, et ça s’aime beaucoup, beaucoup… Bref, rien de plus normal et banal dans ce type de contexte.
Tout ce petit monde est placé sous la double autorité de Kate (Claire Nebout), l’aînée de la fratrie, et de la religion. Nous sommes en Irlande, ne l’oublions pas, l’Eglise catholique et ses dogmes pèsent d’un poids très lourd dans ces milieux humbles. Il est pratiquement impossible pour ces jeunes femmes de s’en affranchir. Elles vivent donc en permanence dans les affres du pêché. Certaines plus que d’autres. Leur seul refuge est de rêver, de fantasmer leur vie. Face à l’industrialisation qui entame son essor, elles savent qu’elles vont perdre inéluctablement leur petit boulot à domicile et que leur précarité va s’aggraver. Alors, en attendant, elles s’accrochent à un fol espoir hélas ponctuel : participer au grand bal de la Lughnasa…


En fait, ce rendez-vous qui marque la fin des moissons, même s’il est parfaitement réel, il est pour elle un peu illusoire, idéalisé et même exacerbé. Pour nous aussi, spectateurs, il devient abstrait. On se contente de les voir vivre en faisant comme si, et on constate comment, chacune à sa manière essaie d’exister.
En charge des responsabilités, Kate est austère, sévère, limite revêche. Elle a sacrifié sa vie de femme pour prendre en main l’éducation de ses jeunes sœurs. Et puis parfois, elle libère son trop-plein d’amour pour elles. Il faut le talent subtil de Claire Nebout pour réussir à diffuser de tels sentiments… La deuxième de la fratrie, Maggie (Florence Thomassin) est tout son contraire. Elle est exubérante, extravertie, fofolle, incontrôlable. Elle se suffit à elle-même. Elle s’est volontairement construit un personnage futile pour refuser de voir l’aspect morose de leur vie… Agnès (Léna Bréban), c’est la sagesse incarnée. Elle est travailleuse, respectueuse. Elle s’est instaurée en protectrice de la fragile Rose. Mais quand ; pour elle, l’injustice est trop grande, il lui arrive de péter brièvement les plombs… Rose (Lola Naymark), c’est la simplette, une petite fille qui n’a pas grandi, capricieuse, rêveuse et entêtée… Et puis il y a la cadette, Chris (Lou De Laâge), sans doute la plus « normale ». Elle vit pleinement sa jeunesse. Elle est naturellement rebelle.

Chacune de ces comédiennes est impeccable. Leur jeu est précis et crédible. Le problème, c’est qu’on assiste à leur quotidien comme des témoins désintéressés. A vouloir trop montrer le terne on en obtient une histoire hélas banale. Comme dans L’Arlésienne ou Le Désert des Tartares, on attend toujours qu’il se passe quelque chose…
Les comédiens, eux aussi, nous livrent une prestation inattaquable. Bruno Wolkowitc est particulièrement émouvant dans le rôle de Jack. Alexandre Zambeaux apporte au personnage de Gerry son charme, sa fougue, son insouciance et son irresponsabilité. Et Philippe Nahon est d’une justesse totale dans sa mission de conteur qui se mue parfois au gamin de 7 ans qu’il a été… 

En dépit de leurs efforts, de leur talent, de leur investissement, je suis resté à côté de cette pièce. Danser à la Lughnasa, tourne et tourne en rond. Et pourtant, à la fin de la pièce, en échangeant nos points de vue entre voisins, je me suis aperçu que certains avaient eu une toute autre approche que moi. Une amie journaliste qui se trouvait devant moi m’a même affirmé avoir littéralement « décollé » et pris un plaisir intense à suivre cette chronique d’une famille… Les femmes, parce qu’elles se projettent sans doute au milieu de cette sororité, ont sûrement une perception plus personnelle, plus attendrie. Alors, à vous de juger…


Gilbert « Critikator » Jouin

vendredi 2 octobre 2015

Représailles

Théâtre de la Michodière
4bis, rue de la Michodière
75002 Paris
Tel : 01 47 42 95 22
Métro : Quatre-Septembre / Opéra

Une pièce d’Eric Assous
Mise en scène par Anne Bourgeois
Scénographie de Jean-Michel Adam
Lumières de Laurent Béal
Costumes de Jean-Daniel Vuillermoz
Musique de Jean-François Peyrony
Avec Marie-Anne Chazel (Rosalie), Michel Sardou (Francis) Laurent Spielvogel (Julien), Caroline Bal (Hélène), Emma Gamet (Mélissa), Térésa Ovidio (Jennifer), Valérie Vogt (Josiane/Eva) Michaël Rozen (Landru)

Présentation : C’est le soir du mariage de sa fille que Francis se fait prendre, la main dans le sac, par sa femme, Rosalie, qui découvre ses nombreuses infidélités.
Le divorce qui s’annonce semble perdu d’avance pour Francis qui craint de se voir dépouiller. Et puis, il aime toujours Rosalie.
Alors, pourquoi ne pas signer la paix ?
Mais on ne rattrape pas un mensonge par un autre mensonge. Sa maladresse et sa mauvaise foi vont entraîner les pires représailles de sa femme…

Mon avis : Eric Assous a encore frappé ! Et fort. Depuis plus de vingt ans, cet auteur, souvent récompensé, ne cesse de nous distraire et de faire rire avec des comédies tournant principalement autour des problèmes de couple et des relations hommes-femmes. Sa vingtième pièce, Représailles, n’échappe pas à la règle et c’est un bonheur que d’y retrouver ses situations extrêmes, ses dialogues cinglants et, paradoxalement, beaucoup d’amour aussi…

Dans Représailles, il y a « aïe ». Aïe, aïe, aïe même, puisque Francis, le héros malgré lui de cette comédie, va se prendre une succession de coups au cœur, sur la tête et… dans le portefeuille. Car il est tout autant un séducteur invétéré qu’un radin maladif. Ce défaut va bien sûr ajouter à la dimension risible de ce personnage qui porte déjà en lui ces petites faiblesses inhérentes à la gent masculine – du moins dans les pièces d’Eric Assous, car dans la réalité il en est bien sûr autrement – à savoir, une certaine estime de soi, une lâcheté spontanée, une mauvaise foi chronique… Un rôle en or pour un comédien. Et, disons le tout de suite, Michel Sardou est impeccable dans ce registre. En plus de son talent à interpréter les offusqués avec un naturel désarmant, il n’a pas son pareil pour jouer l’accablement. Un faux-cul qui essuie de vrais revers est, dans son cas, une antinomie qui vaut son pesant de drôlerie. En résumé, Francis, son personnage, tente d’évoluer dans une eau qu’il a lui-même troublée. Il sait que, s’il se retrouve à l’air libre, happé par l’hameçon de la vérité, il va considérablement manquer d’air et y perdre ses écailles dorées.


Car la personne qui se trouve à l’autre bout de la ligne n’est autre que son épouse depuis trente ans, Rosalie. Parfaitement au courant de ses turpitudes et de ses écarts de conduite, elle va les lui faire payer à sa façon. Et sa vengeance va être à l’aune de ses trahisons… Marie-Anne Chazel est absolument étincelante dans ce rôle de femme bafouée qui veut châtier lourdement l’infidèle alors que, visiblement, elle l’aime toujours. Ce qui est d’ailleurs aussi son cas à lui. Francis est profondément attaché à son épouse… et à sa fortune ! Cette double dualité est un des ressorts les plus subtils de la pièce car chacun a ses forces et ses faiblesses vis-à-vis de l’autre... La présence comique et le jeu tout en subtilité de Marie-Anne Chazel sont un régal de gourmet.


Représailles se compose de trois actes. Le premier, qui se déroule dans la chambre d’un hôtel de luxe, sert à mettre les personnages en place, de découvrir leurs caractères et de poser les éléments qui ne peuvent que les conduire au divorce. Dans cet acte, la scène de la salle de bain, cartoonesque, est un grand moment… Le deuxième acte amène le premier – énorme – rebondissement. Sardou/Francis est impayable avec ses efforts désespérés à vouloir faire avaler à Marie-Anne/Rosalie des couleuvres qui sont aussi grosses que des boas constrictors. Mais la sanction imaginée par sa femme va au-delà de ses pires appréhensions. Il est touché, presque coulé… Et puis, dans le troisième acte, avec l’arrivée de Julien (composition croustillante et pleine de finesse de Laurent Spielvogel), les rebondissements vont se multiplier par deux. Francis s’enfonce tellement dans le mensonge qu’il creuse lui-même sa tombe. En plus – facétie efficace de l’auteur – son texte l’amène à pratiquer une forme d’autodérision en évoquant son mépris et son ignorance de la chanson française. Du sur-mesure ! Toutes ces péripéties nous amènent à une fin où, après que Francis ait essayé de tirer les affaires au Clerc, les trois rebondissements se télescopent pour exploser en une folle apothéose absolument irrésistible.

Représailles est donc une excellente pièce « de boulevard », un pur divertissement dont on suit l’intrigue avec un plaisir évident. Le duo Chazel-Sardou fonctionne à ravir (on dirait un vrai couple) et l’écriture d’Eric Assous, avec son art des rebondissements et son talent à nous servir des dialogues percutants, est une vraie délectation.


Gilbert « Critikator » Jouin

jeudi 1 octobre 2015

Moins 2

Théâtre Hébertot
78bis, boulevard des Batignolles
75017 Paris
Tel : 01 43 87 23 23
Métro : Villiers / Europe

Ecrit et mis en scène par Samuel Benchetrit
Lumières de Pierre Haïm
Costumes de Hanna Sjödin
Avec Guy Bedos (Paul Blanchot), Philippe Magnan (Jules Tourtin), Manuel Durand (Eric, le médecin, un danseur, …) Audrey Looten (Jeanne, Lou, une danseuse, …)

L’histoire : Deux hommes se réveillent dans une salle de réanimation. Ils ne se connaissent que depuis quelques instants, mais ils ont cette folle idée de fuguer de l’hôpital pour entreprendre une promenade des plus insolites, ponctuée de péripéties aussi cocasses, décalées, que surprenantes…

Mon avis : Quelques notes mélancoliques de piano (fugues pour deux fugueurs ?) accompagnent l’ouverture du rideau sur la salle de réanimation d’un hôpital. Deux lits côte-à-côte flanqués chacun d’un support à perfusion sont occupés par deux hommes en pyjama en phase de réveil… C’est la première image que nous avons de Paul et Jules, deux malades qui ne se connaissent pas et qui vont tenter de nouer un premier dialogue. Dès les premiers échanges, on décèle deux caractères très différents. Paul appartient plutôt à la catégorie des mâles dominants ; il est directif, bougon, acariâtre, mais sensible aussi. Jules est plus discret, plus falot, plus conciliant ; il n’aime pas faire de remous.
Pourtant, à l’initiative de Paul, alors qu’on vient de leur annoncer que leur cancer respectif allait les emporter à très court terme, ils vont tous deux décider d’adresser un ultime pied de nez à la fatalité en… fuguant. Il va s’en suivre un court périple nocturne au cours duquel ils vont faire des rencontres improbables qui vont les conduire à s’oublier un peu eux-mêmes pour accomplir une sorte de mission charitable. C’est cette entreprise altruiste qui va constituer le fil rouge de leur pathétique épopée.


Il faut le claironner tout de suite : en dépit de son sujet, Moins 2, n’est absolument pas morbide. Au contraire, grâce à des dialogues au tranchant chirurgical, à des répliques et à des vannes acides, on rit sans cesse ; y compris de et avec la maladie. Nous avons là la parfaite illustration du fameux aphorisme : le rire est la politesse du désespoir. Plutôt que de s’en lamenter, Paul et Jules choisissent tacitement la voie de l’insouciance et du mépris. On découvre ainsi que Paul est un récidiviste de la fuite. Il fuit ainsi la mort comme il a, par le passé, fuit la paternité. Il a chroniquement de la fuite dans les idées… Quant à Jules, on a la confirmation qu’il est un frileux ; physiquement comme psychiquement.

Au cours de leur escapade, ils croisent des gens. Des paumés, des êtres en mal-être, des solitaires, qu’ils vont essayer maladroitement, presque à leur corps défendant, d’aider. S’en suivent des saynètes plus ou moins réussies, quelques longueurs aussi. J’ai ainsi trouvé que la scène du bal tournait un peu en rond alors que celle du banc était par trop statique. Puis, avec le recul, je me suis dit que nous allions au rythme, forcément moins rapide, de deux personnes usées par la maladie. Il ne leur était donc pas possible d’évoluer ’allaient donc pas évoluer sur un tempo trépidant.

Comme je l’ai stipulé plus haut, cette pièce vaut essentiellement par les dialogues et ceux qui les disent, dialogues qui virent parfois au burlesque. Samuel Benchetrit est visiblement très enclin à l’humour noir. Parfois même plus sombre encore que noir. Quand on aime cette façon de voir les choses, on boit du petit lait, on se délecte.
D’autant qu’ils sont servis par un quatuor réellement réjouissant. Même si ce n’est pas le cas, on dirait que le personnage de Paul a été écrit en pensant à Guy Bedos. Il y met tellement de lui-même. Avec ses intonations et son timbre incomparable, sa démarche chaloupée, ses mimiques et ses réflexions acerbes, il fait du Bedos. Mais derrière son apparente désinvolture ou ses indignations mordantes, il a l’art de laisser filtrer son extrême sensibilité, sa grande humanité. C’est évidemment ce qui s’impose à la toute fin de la pièce. Un seul petit reproche néanmoins : il a parfois tendance à grommeler, à parler dans sa barbe de trois jours, si bien que les spectateurs de sa génération qui déplorent une certaine perte d’acuité auditive, on quelques difficultés à goûter le sel de ses digressions.


Philippe Magnan, que je tiens pour un de nos tout meilleurs comédiens de théâtre. Il excelle particulièrement dans le cynisme placide, ce qui n’est pas le cas dans cette pièce, où il interprète un personnage véritablement humble, une victime qui s’assume et qui n’en souffre pas, mais qui ne veut surtout pas déranger, se faire remarquer. Il est, par nature, transparent, tant dans son métier que dans sa famille. Aiguillonné par le coup de folie de Paul, c’est sans doute la première – et la dernière fois – qu’il va se comporter en rebelle. Il nous livre une jolie composition volontairement en demi-teinte, avec pour point culminant un superbe et émouvant monologue.

Autour d’eux, j’ai beaucoup apprécié la grande palette de jeu de la magnifique et talentueuse Audrey Looten ainsi que la facilité pleine d’élégance de Manuel Durand à se glisser dans la peau de personnages très différents.

Moins 2 est une pièce qui distille beaucoup d’amour et d’humanité. Ils sont attachants ces deux vieux qui essaient de jouer aux anges gardiens. Et c’est tellement touchant d’assister en direct en direct à la naissance d’une amitié qui, comme les vendanges du même nom, a beau être tardive, elle n’en est pas moins extrêmement délectable.


Gilbert « Critikator » Jouin