lundi 30 janvier 2017

Alma Mahler, éternelle amoureuse

Petit Montparnasse
31, rue de la Gaîté
75014 Paris
Tel : 01 43 22 77 74
Métro : Gaîté / Edgar Quinet

Une pièce de Marc Delaruelle
Mise en scène par Georges Werler
Décor d’Agostino Pace
Costumes de Sonia Bosc
Lumières de Jacques Puisais
Son de Jean-Pierre Prévost

Avec Geneviève Casile (Alma Mahler), Julie Judd (Alma Mahler jeune), Stéphane Valensi (tous les rôles masculins)

L’histoire : Alma Mahler attend son éditeur pour corriger les épreuves de ses mémoires.
Ainsi sont évoqués ses exceptionnels maris (Mahler, Gropius, Werfel), certains de ses turbulents amants (Klimt, Kokoschka ou le père Hollnsteiner)…
A la fin de la soirée, c’est la célèbre Vienne toute entière qui aura défilé devant nos yeux.

Mon avis : L’idée de l’auteur est imparable : quel meilleur prétexte pour Alma Mahler que de relire l’épreuve de son autobiographie en présence de son éditeur américain pour nous raconter sa vie ?
Dès le début de la pièce, on est dedans. Alma Mahler est tellement incarnée par Geneviève Casile qu’on a plus la sensation de se trouver au cœur d’un reportage télévisé genre « Un jour, un destin » qu’au théâtre. Tout de suite, la forte personnalité d’Alma envahit « l’écran ». Quelle bonne femme !


Comme la pièce est sous-titrée « éternelle amoureuse », on va bien sûr se focaliser sur les nombreuses liaisons de la dame. Dans la réalité de la fiction, Alma est octogénaire. Elle s’est installée à New York après le décès de son troisième mari, Franz Werfel. Elle y vit depuis près de vingt ans et elle a décidé de rédiger ses mémoires… Alma Mahler est l’archétype de la vieille dame indigne. A son âge, on ne s’embarrasse plus de conventions. Anticonformiste, autoritaire, tonitruante, malicieuse, un tantinet parano, elle utilise un langage cru et imagé ; bref, elle a la dent dure et appelle un chat un chat et ça l’amuse. Au grand dam de son éditeur qu’elle malmène sans vergogne. Visiblement, elle tient scrupuleusement à la vérité. A « sa » vérité. On sent qu’elle n’invente rien, n’enjolive rien. Son extravagante franchise nous permet de croire en son histoire et de nous y plonger avec délectation… Quelle composition de Geneviève Casile !


Or, il n’y a pas que la présence incomparable de l’actrice pour nous emporter et faire de cette pièce un joli moment de théâtre. Il y a également sa construction, sa mise en scène et l’apport indispensable de ses deux partenaires, Stéphane Valensi, qui endosse tous les rôles masculins, et Julie Judd qui donne sa fraîcheur et sa fougue à la jeune Alma.
Comme je le stipule plus haut, cette pièce est traitée à la manière d’un téléfilm. On remonte la vie d’Alma Mahler dans son ordre chronologique en utilisant brillamment le procédé du flashback. En cela la mise en scène est d’une totale limpidité. Nous ne sommes jamais décontenancés, nous sommes en permanence de plain-pied dans l’action. Le passé apparaît derrière des rideaux transparents. Les dialogues s’entrecroisent, on vit hier tout en restant aujourd’hui, les époques se mêlent habilement, toujours sous le regard acéré, rigoureux et impitoyable de la vieille dame. C’est d’une fluidité parfaite.


L’octogénaire prend un malin plaisir à passer en revue les hommes, maris et amants, qui ont jalonné son existence. Elle dresse en quelque sorte sa "liste de Schindler" (son nom de jeune fille). Son analyse est aussi crue que son langage. Elle ne leur fait de cadeaux, elle ne s’en fait pas non plus. Se définissant comme une « guerrière », elle donne à ses rencontres qu’elle nomme ses « fadaises amoureuses » une certaine relativité. Pionnière du féminisme, elle s’est toujours voulue libre et conquérante. Un amant entrait dans sa vie alors qu’un mari n’en n’était pas encore sorti. C’était une adepte gourmande et enjouée du double foyer. A la seule condition que le grillon de ces foyers soit un artiste…


Les tableaux se succèdent ; les fripons de l’Alma défilent. Sans scrupules, elle passe de l'un à l'autre. A Vienne que pourra !... Alma-la-vieille est heureuse de ranimer Alma-la-jeune. Non seulement, elle se plaît à lui voir revivre ses premiers émois, ses premières folies, ses premières mésententes, mais elle se permet même de les commenter, voire de les télécommander. Ainsi peut-on voir dans une même scène l’octogénaire assister aux ébats passionnés de celle qu’elle était soixante ou cinquante plus tôt.
Pivot haut en couleurs de cette pièce, Geneviève Casile est admirablement secondée par ses deux partenaires. Julie Judd est épatante. Sa partition est uniquement d’interpréter une jeune femme ardente et passionnée. Elle s’en acquitte avec une impressionnante générosité. Cette impétuosité de la jeunesse est nécessaire pour concrétiser l’image de la femme qu’était Alma Mahler de 20 à 40 ans. Julie Judd est une flamme qui irradie la scène.
Quant à Stéphane Valensi, il lui suffit d’une pièce de vêtement pour entrer dans la peau d’un des hommes qui se sont brûlés à l’incandescente et frivole Alma. Il nous traduit le caractère de chacun avec une aisance confondante. Le fait qu’il campe tous les personnages masculins ajoute encore au rythme de la pièce. L’action ne souffre ainsi d’aucune déperdition. Et nous, on comprend tout…

Alma Mahler, éternelle amoureuse est une superbe pièce de théâtre, joyeuse, moderne, vivante. Elle m’a donné l’envie de relire l’histoire de cette femme hors normes qui aura eu cette spécificité que d’entretenir des relations tumultueuses et passionnées qu’avec des célébrités du monde des arts de la première moitié du 20è siècle.

Gilbert « Critikator » Jouin


vendredi 27 janvier 2017

Mademoiselle

Théâtre du Marais
37, rue Volta
75003 Paris
Tel : 01 71 73 97 83

Tous les jeudis à 20 h jusqu’au 30 mars

Spectacle musical écrit par Isabelle Layer et Philippe d’Avilla
Adaptations d’Isabelle Layer
Arrangements de Vincent Gaillard
Mise en scène de Philippe d’Avilla

Avec Isabelle Layer, accompagnée au piano par Vincent Gaillard

Présentation : Quand le chic parisien rencontre Cabaret, Chorus Line ou Chicago. Quand le glamour à la française embrasse l’univers de Liza Minnelli, Frank Sinatra, Marilyn Monroe ou Peggy Lee…
« Mademoiselle » est une célèbre meneuse de revue. Elle enflamme depuis des années les plus grandes scènes parisiennes. Le soir de ses adieux, dans l’intimité chaleureuse de sa loge, elle nous livre l’histoire de la petite fille aux grands rêves… son histoire ! Entre rires, larmes, émotions et situations cocasses, nous réaliserons avec elle que, dans la vie, l’essentiel n’est pas l’argent ni la gloire mais bien l’amour et le respect des autres… et surtout de soi…

Mon avis : On commence par la fin. « Mademoiselle », au faîte de sa gloire, vient de donner une ultime représentation. Quand les vivats et les projecteurs se sont éteints, elle réintègre la solitude de sa loge. Pour ne pas sombrer dans la mélancolie du « post coitum artistus triste », elle décide de refaire en notre compagnie le chemin qui l’a amenée du bas au sommet de l’affiche.


Le bonus de ce spectacle musical, c’est qu’il nous raconte une histoire. L’histoire d’une vie au service d’une passion. Même si le parcours artistique de « Mademoiselle » reste somme toute conventionnel et sans surprise, c’est la sincérité avec laquelle il est décrit qui en fait la force et la profondeur. Pour résumer de manière quelque peu elliptique : la vie de meneuse de revue de « Mademoiselle » est aussi standard que les titres qu’elle interprète. Son rêve de petite fille encouragé par son père et sa grand-mère, mais contrecarré par sa mère, elle « monte » à Paris en cachette pour y vivre de ce qu’elle a travaillé durant toute son enfance, le chant et la danse. Mais pour une toute jeune provinciale, la vie montmartroise n’est pas si rose que dans ses rêves. Night-clubs glauques, rencontres interlopes, auditions humiliantes, compromissions, faux sentiments, trahisons… « Mademoiselle » perdra vite ses illusions. Mais elle y gagnera une force : on a profité et abusé de sa naïveté, elle y a laissé des plumes, alors désormais ; ce sera elle la prédatrice. C’est elle qui va les plumer ces foutus oiseaux de nuit. Métamorphosée en femme fatale, désirée, adulée, elle devient « fatalement » une star. L’artiste y gagne une carrière, la femme y perd son cœur… Un grand classique.



Et puis, et puis… Mais je ne vais pas tout vous raconter. Surtout pas la suite et la fin. Isabelle Layer, alias « Mademoiselle », le fait bien mieux que moi. Elle a tant d’autres arguments : une voix modulable à souhait, capable de puissance mais sans trop en abuser, un talent prononcé pour la danse, la comédie et même le mime, une silhouette très agréable… Bref, elle est convaincante. Elle vit ce qu’elle chante avec une générosité, une intensité et une sensualité qui nous happent et nous séduisent. Elle est une vraie « interprète ». Ses sentiments se lisent sur son visage expressif. Elle est l’actrice de sa vie. Elle nous amuse, elle nous émeut, elle nous touche (au propre – si on est au premier rang- comme au figuré), elle nous fait rire et elle nous enchante avec le choix de ses titres, d’énormes tubes mis entièrement au service de son scénario. Les adaptations en français sont très réussies (J’ai adoré sa version de My Heart Belongs To Daddy et de Mister Cellophane qui, devenant la complainte d’une femme qui se sent transparente, prend ici tout son sens).


La mise en scène de Philippe d’Avilla est élégante et soignée, les jeux de lumières sont tout simplement stupéfiants dans un aussi petit théâtre, les costumes sont ravissants, les décors efficaces. Quant aux arrangements de chansons dont les airs sont gravés dans le rayon « Musique » de notre mémoire, ils sont riches, inventifs, parfois drôles. Il faut saluer le travail et la présence au clavier de leur auteur, Vincent Gaillard, qui accompagne sa « Mademoiselle » de tout son chœur.


Enfin (at last but non the least), ce qui m’a peut-être le plus touché dans ce spectacle musical, c’est le message distillé par Isabelle Layer. Il faut croire en ses rêves, ne pas se prendre la tête, ne jamais abdiquer. La foi en soi est le plus puissant des moteurs. On sait que l’on peut prendre des coups, tomber, mais qu’on se relèvera à chaque fois plus fort…
« Mademoiselle » est une belle leçon de vie racontée et chantée avec une authentique sincérité.

Gilbert « Critikator » Jouin

jeudi 26 janvier 2017

Hôtel des deux mondes


Rive Gauche
6, rue de la Gaîté
75014 Paris
Tel : 01 43 35 32 31
Métro : Edgard Quinet / Gaîté

Une pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt
Mise en scène par Anne Bourgeois
Décor de Stéphanie Jarre
Lumières de Jacques Rouveyrollis
Costumes de Nathalie Chevalier
Musique de Jacques Cassard

Avec (par ordre d’apparition en scène) : Davy Sardou (Julien Portal), Jean-Paul Farré (Le mage Radjapour), Jean-Jacques Moreau (Le président Delbec), Odile Cohen (Le docteur S), Michèle Garcia (Marie), Noémie Elbaz (Laura), Günther Vanseveren (Raphaël, Gabriel, Emmanuel), Roxane Le Texier (un ange ?)

L’histoire : Aucun client ne sait comment il est arrivé à l’Hôtel des Deux Mondes. Ni quand il en repartira. Dans ce lieu étrange, tout devient possible, même les miracles.
Huit personnes s’interrogent, se disputent, se moquent, s’attendrissent, voire s’aiment. Certains changeront, d’autres pas, chacun restant le maître de son chemin.
Un suspense métaphysique entre rêve et réalité, une comédie philosophique où Eric-Emmanuel Schmitt, l’auteur du « Visiteur », poursuit sa recherche éperdue du sens et pose le mystère comme raison même d’espérer…

Mon avis : Déjà, le talent d’Eric-Emmanuel Schmitt est de nous emmener dans un endroit indéfinissable, un endroit dont on se dit : et pourquoi n’existerait-il pas ? C’est une sorte de no man’s land, une station spéciale à mi-chemin entre ici-bas et l’au-delà, une antichambre située entre la vie et la mort. Inutile de dire que le dépaysement est pour nous total. Le décor immaculé, ultramoderne et aseptisé concocté par Stéphanie Jarre contribue à renforcer cette sensation. Nous avons l’impression d’avoir le privilège d’être admis dans un lieu mystérieux et hors du temps afin d’être les témoins d’une situation paradoxale dont nous pensons quasiment tous qu’elle puisse se produire…
Sujet on ne peut plus métaphysique. Vous avez dit « métaphysique »?... En fait, il suffit de lire une des définitions de ce mot dans le Larousse pour résumer la pièce « Spéculations intellectuelles sur des choses abstraites qui n’aboutissent pas à une solution des problèmes réels »… On y est en plein.

L’Hôtel des deux mondes est un hôtel de passe-passe. C’est un lieu de transit. Je ne dévoile rien en écrivant cela, car on est rapidement amené à le comprendre. Tous les « clients » de cet établissement sont des gens de passage. Ils ne sont plus tout à fait vivants et ils ne sont pas encore morts. Ils sont tous dans un coma plus ou moins profond. Certains viennent d’y entrer, comme Julien Portal (Davy Sardou), un autre y séjourne déjà depuis six mois comme le « mage » Radjapour (Jean-Paul Farré). Par le truchement de la maîtresse des lieux, le docteur S (Odile Cohen), chacun – et nous avec – est informé de ce pourquoi il est là et de ce qui l’attend. Subissant alors un phénomène de décorporation, chacun devient le spectateur impuissant de son propre destin.

Dit comme ça, on donne l’impression d’un sujet à la fois rébarbatif et délicat. Le mot coma fait peur. C’est légitime. Mais l’art d’Eric-Emmanuel Schmitt est de nous faire réfléchir à ce qu’il peut y avoir juste avant et après la mort tout en nous distrayant et, même, en nous faisant souvent rire. Tout simplement parce que nous avons affaire à des personnages qui nous ressemblent, qui sont le reflet de notre société, et qui se comportent avec les qualités et les travers propres à l’être humain. On a effectivement un joli panel d’individus.


L’écriture de cette pièce, sa mise en scène alerte et sa distribution sont impeccables. Le sujet est profond, son traitement relève de la philosophie, mais il reste léger et accessible. Comme nous sommes tous concernés, il nous arrive de nous projeter dans telle ou telle situation, de partager les sentiments ou les réactions de l’un ou l’autre des protagonistes. Pour éviter tout pathos, l’auteur a fignolé des dialogues le plus souvent pleins d’humour. En cela, trois des personnages brillent particulièrement. Le mage Radjapour est un sage. Il est pragmatique, bienveillant, suffisamment détaché de tout pour accepter les choses avec un fatalisme réjouissant. Marie (Michèle Garcia) est humble, réaliste et, surtout, formidablement truculente. Son premier monologue est à mourir… de rire ! Le président Delbec (Jean-Jacques Moreau) est l’archétype du politicien expert ès compromissions en tous genres. Il nous fait irrésistiblement penser à quelques (tristes) figures actuelles. Il est sentencieux, cynique, égoïste, impitoyable. Tellement vrai !

Tout doucement, après nous avoir fait comprendre la mécanique et la présence ô combien impressionnante de l’ascenseur qui trône au milieu de la scène, Eric-Emmanuel fait monter l’intrigue d’un cran en y ajoutant une note de suspense. Qui va avoir le droit de retourner sur terre ou pas ? C’est terrifiant car il faut se résoudre à accepter l’arbitraire et même l’injustice… Un peu plus tard, il nous fait encore franchir un ultime pallier en introduisant dans son récit le plus noble des sentiments, l’amour. Il est incarné par la vibrante et pétillante Laura (Noémie Elbaz). Son arrivée apporte soudain de la vie, de la fantaisie, de l'intensité et de la sensualité. Evidemment, le premier à être séduit est Julien. Lui, le jouisseur désabusé, le bobo qui a bobo à l’âme, va se trouver régénéré. Sa « vie » va reprendre un autre sens. Sa métamorphose est spectaculaire.

Tous les acteurs ont un ou plusieurs morceaux de bravoure. Le mage, le président et Marie nous offrent des numéros absolument jubilatoires. On les voit évoluer tout au long de la pièce. Y compris l’énigmatique docteur S. Son rôle l’oblige à une réelle froideur, à une distance toute professionnelle vis-à-vis de ses clients de passage. Pourtant, elle va peu à peu – et contre son gré - fendre l’armure et se montrer profondément humaine.
Quant à Julien Portal, le nouvel entrant dans l’hôtel des deux mondes, on s’attache à lui parce qu’il est en quelque sorte notre guide. On découvre ce lieu ésotérique et les personnages qui y gravitent en même temps que lui. Comme lui, on est dans l’incompréhension, puis dans la révolte, puis dans l’angoisse et, enfin, dans l’acceptation et l’exaltation. Comme d’habitude Davy Sardou joue simple et juste.

Grâce au rythme apporté par la mise en scène, on traverse ces deux heures de spectacle avec autant d’intérêt que d’amusement. Il faut aussi souligner l’importance de la bande-son et des lumières. Jacques Rouveyrollis a su trouver des effets spéciaux dignes du cinéma. Il su plus particulièrement mettre en valeur le décor immaculé de Stéphanie Jarre, nous faisant ainsi immanquablement penser à la fameuse lumière blanche décrite par les personnes ayant vécu une expérience de mort imminente.
Enfin, les dialogues de cette pièce sont saupoudrés de déclarations, de sentences, de maximes, de mots d’auteur qui sont un pur régal et autant de sujets de réflexions. Quand on sort du théâtre Rive Gauche devenu un instant une curieuse salle des trépas perdus, on n’est pas plus avancé sur nos questionnements. Mais on a reçu une belle leçon de vie et on sait que l’on va continuer à cogiter et à en débattre dès que l’on en aura l’occasion. Y a-t-il une vie après la mort ? Et Dieu dans tout ça ?
Mystère…

Gilbert « Critikator » Jouin