mardi 12 mars 2013

Bill Deraime "Après demain"


Après demain

C’est un vrai bonheur que de retrouver ce bon vieux Bill Deraime, artiste rare et authentique comme on croise peu. Son trop de discrétion m’a toujours quelque peu irrité. On a besoin de mecs comme lui ; de sa musique et de ses mots. Et de sa voix ! Il y a belle lurette (33 ans) qu’il a décrété que ce n’était Plus la peine de frimer et de perdre son âme dans les arcanes superficielles du showbiz pour s’intéresser au monde qui l’entourait et, plus particulièrement, venir en aide aux plus déshérités, aux plus paumés, aux plus fragiles, bref, aux exclus. Bill est un Croisé. Sa bannière est sa guitare, son arme est sa foi, mais il n’a pas d’armure.

Plus de trente ans après ses débuts, Mister Blues Bouge encore. Il était déjà « indigné » bien avant que ça devienne une mode. Bill est un frémissant. Il a la révolte douce mais déterminée. Et, surtout, il est légitime. Il sait de quoi il parle car, toute sa vie, il s’est mêlé et confronté à la misère humaine. Marginal lui-même, il a offert son cœur et ses bras à ses compagnons de galère. Après avoir connu l’enfer, après avoir touché le fond, il a su se relever et il est devenu, à l’instar du petit joueur de flûte de Hamelin, une sorte de berger qui entraîne derrière lui une troupe de fidèles, non pas pour les guider vers la mort, mais vers l’Espoir.
Une seule musique pouvait convenir à cet écorché vif empli de compassion et enclin à la miséricorde, le Blues. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Pourquoi le Très Haut lui aurait-il fait cadeau de cette magnifique voix éraillée sinon pour le chanter ? Les pères spirituels dont il se revendique sont Ray Charles et Bob Marley. Raison pour laquelle son œuvre toute entière balance aux rythmes du blues et du reggae. C’est selon son humeur, selon le message qu’il a envie de faire passer.

Après demain, qui sort le 26 mars, est son quinzième album.

1/ Il braille
Premier titre de l’album, Il braille fait la passerelle avec l’opus précédent qui s’appelait justement Brailleur de fond. Pour lui, « brailler », c’est fondamental, c’est vital. C’est le cri « primal », celui qui, par définition, « permettrait d’extérioriser la douleur psychique ressentie ». Brailler, c’est une façon de manifester sa révolte contre tous les dysfonctionnements de la société et les injustices de la vie. Bill a le cri salvateur, le cri qui libère, le cri dont la puissance fait se fendiller le mur de l’indifférence. Et s’il emploie la troisième personne, on sent bien qu’il fait lui-même partie intégrante de la réjouissante cohorte des brailleurs.

2/ La Pieuvre
Celle-là, je l’adore. C’est du beau, du bon blues. Tout y est. Le ciel est gris, « plombé », c’est une de ces journées qui ne donnent pas envie de se lever et de se battre. Même si, sans doute, « demain ça ira mieux », là il y a un gros coup de mou. « Quand l’âme est trop laminée », autant rester sous la couette. Cette complainte suinte la solitude, la désespérance, le renoncement. C’est le climat du blues, quoi !

3/ Mon obsession
Reggae fringant pour rendre hommage à un bel amour. Mais il n’est pas fleur bleue le Bill. Il est sous dépendance. L’amour peut être aussi exaltant qu’il peut faire souffrir. Quand on sait qu’il est là, que c’est celui-là le bon, il faut le prendre comme il est et essayer d’en profiter au maximum. Pas de béatitude, pas de mièvrerie, que du réalisme.

4/ Rien d’ nouveau
Originalité de cet album : la présence de l’orgue magistral de Jean Roussel sur certains titres. Ça, c’est nouveau, contrairement à ce qu’annonce le titre de ce reggae rageur et nerveux qui est un sombre état des lieux. Leitmotiv lancinant, rien ne change, rien ne bouge. Que c’est dur d’avancer quand on est en permanence freiné par des « briseurs de rêves »…

5/ Je rêve
L’orgue encore pour ce reggae doux et paisible. Le rêve en antidote. Quel bonheur que de sentir qu’on a trouvé une ouverture dans sa prison morale, une éclaircie dans le ciel plombé de La Pieuvre. Le « besoin d’aimer » est plus impérieux. Le réconfort est dans « la fraternité ». Le refuge, voire le salut, sont dans le rêve.

6/ Esclaves ou exclus
Le thème de cette chanson est un des chevaux de bataille de Bill. Il a toujours « braillé » contre le Système, dénoncé sa violence et son injustice. La guitare se fait plaintive. Il s’insurge conte le néo-libéralisme, le roi Dollar, contre tous ces abus de pouvoir qui génèrent la misère et provoquent une émigration désespérée. Le constat est terrible, dramatique. Mais derrière l’accusation, on ressent presque un aveu d’impuissance…

7/ Y’en avait marre
Une rythmique guillerette et sautillante qui fleure bon les Sixties. Et pourtant, c’est pour exprimer une grande lassitude. Repris par les chœurs, « marre, marre, marre » apporte une forme de désespoir jovial. Subterfuge qui permet de rendre plus digeste ce grand moment de découragement.

8/ Après demain
Cette chanson mélancolique est un peu une synthèse entre La Pieuvre et Mon obsession. On a parfois du mal à se tenir debout, on a parfois envie de tout abandonner mais, heureusement, on a parfois le soutien de cette formidable béquille qu’est l’amour. L’amour, « rayon de lumière » dans la grisaille du quotidien.

9/ Les Cactus
Reprise revigorante, musclée et pleine d’ironie de la chanson de Jacques Dutronc. Bill se l’approprie sans en dénaturer l’humour et le double niveau de lecture. Excellent. Maître Jacques doit apprécier cette version.

10/ Le Vieil homme
Retour de l’orgue pour cette chanson tristounette sur la vieillesse. « 80 ans demain, plus rien ne le retient ». C’est l’heure du dépôt de bilan, de dresser l’état des comptes et de mettre en balance ce qui a été positif et ce qui a été détestable. Une fois encore, c’est l’amour qui a apporté ce qu’il y avait de mieux.

11/ Death Don’t Have No Mercy
Magnifique reprise de la chanson de Gary Davis. Si la vie ne fait pas de cadeau, il y a des contrés où la Mort en fait encore moins !

12/ Bobo Boogie
Quelle merveilleuse chose que cette rencontre entre Bill Deraime et San Severino. Leur complicité et leur complémentarité sont évidentes. Ils sont dans le même trip, dans la même dérision. Ça donne une chanson trépidante, complètement enjouée. Ça dépote, c’est radieux, festif à souhait. Qu’est-ce que ça devrait donner sur scène ! On ne pouvait rêver de meilleure conclusion pour cet album.

samedi 9 mars 2013

Jarry "Atypique"


Comédie des Boulevards
39, rue du Sentier
75002 Paris
Tel : 01 42 36 85 24
Métro : Bonne Nouvelle / Grands Boulevards

One man show écrit par Jarry et Frédéric Choquet
Mis en scène par Pierre-Yves Touzot

Le pitch : « En moyenne, nous changeons sept fois de métier dans notre vie »… Jarry en a testé, vécu et subi cent-deux ! Il nous embarque dans son univers totalement Atypique. Venez vivre avec lui le prochain.
Un homme comme lui, on en croise rarement ; surtout à Pôle Emploi… Oups, on vous en a déjà trop dit !
Une dernière information importante pour saisir certains mouvements corporels du spectacle : oui, Jarry a été majorette…

Mon avis : « A-TY-PIQUE »… Le titre de son spectacle est on ne peut mieux justifié car il définit tout à fait le personnage qu’est Jarry sur scène. Décortiquons-le, ce titre. Il faut prendre le « a » placé devant « type » dans son sens privatif, bien sûr. En effet, Jarry n’est pas le type le plus viril de la terre, du moins dans sa façon de jouer. Et enfin il y a le mot « pique » qui tient une place prépondérante dans son one man show. C’est un peu comme si la reine des abeilles, atteinte d’une sorte de frénésie printanière et jubilatoire, se mettait à planter son dard un peu partout avec un plaisir non dissimulé. Il adore piquer, aiguillonner… Sur scène, Jarry folâtre. Il est dans un espace de liberté qui n’appartient qu’à lui. Ne s’autorisant aucune limite, il y fait ce qu’il veut. Il ne ressemble à aucun autre humoriste. C’est aussi ce en quoi il est si « atypique »…

Lorsqu’il surgit, avec son petit sac-à-dos rose « Princesse » qu’il a dû subtiliser à une gamine, il impose immédiatement son tempo et marque son territoire. Un terrain de jeu qui ne se restreint pas qu’à la scène mais qui s’étend sur toute la salle de la Comédie des Boulevards, salle convertie par son bon plaisir en espace d’accueil de Pôle Emploi. Jarry joue avec le public ; il le séduit, le provoque, le déstabilise et, surtout, le fait rire aux éclats. Extraverti, totalement décomplexé, il y va à fond avec une générosité et une débauche d’énergie ébouriffantes. Le visage très expressif, le corps en caoutchouc, il nous fascine avec une gestuelle complètement « atypique ». La voix sucrée, des postures maniérées, il saute comme une danseuse étoile, se tord les bras comme une fillette éplorée, parle avec les mains comme dix Italiens. Ce garçon bouge comme personne.

Son spectacle a l’air d’un grand n’importe quoi alors qu’il est parfaitement maîtrisé. Il ne sort jamais du cadre du Pôle Emploi, évoquant la multitude de petits boulots et de stages incongrus qu’on lui a proposés. Imaginez – du moins si vous le pouvez quand on le découvre aussi précieux – qu’il a été policier, membre éphémère du GIGN, caissier chez LIDL, boucher à Rungis, chroniqueur radio ! Emplois plus conformes à son ADN, il a été chef d’une escouade de majorettes (il excelle dans le maniement du twirling bâton), il a pratiqué la GRS (gym rythmique et sportive), il a été fugitivement prêtre confesseur (Dieu lui ayant « donné la foi », il a créé un compte Faith Book)… Mais, surtout, depuis toujours, il se sent l’âme d’une princesse. C’est son côté midinette.

En dépit de ses nombreuses digressions, de sa gourmandise pour les allusions grivoises (il a toujours l’homo pour rire), de ses poses aguicheuses (avec lui, c’est de l’hilare ET du cochon), son spectacle est réellement construit. Tel une chatte, il récupère régulièrement le fil rouge qu’il a dévidé de sa pelote et retombe systématiquement sur ses pattes.
Jamais vulgaire, assumant sainement sa libido exacerbée, s’émerveillant des courbes de son corps, il a un côté presque enfantin qui le rend aussi drôle qu’attendrissant. Outre ses étonnantes facultés physique, il se révèle être un excellent mime. Il a dû s’empiffrer de cartoons dans sa jeunesse pour restituer des personnages aussi expressifs dans leurs délires.

Bref, cet homme est un grand fou. Il prend visiblement son pied sur scène et son bonheur est communicatif. Hommes, femmes, enfants ou autres, il plaît à tout le monde. Il s’autorise même des petites situations où il laisse transparaître une certaine émotion dans lesquelles il se montre réellement émouvant ; faisant preuve ainsi d’un éventail de jeu quasiment illimité…
Je l’avais découvert au Casino en première partie de Noëlle Perna, alias Mado la Niçoise. J’avais été tellement surpris par sa prestation que j’ai voulu le voir dans l’intégralité de son spectacle. Je n’ai pas été déçu, au contraire. Jarry a un univers bien à lui, bien déjanté, bien barré, vraiment réjouissant. « Atypique », quoi !

mardi 5 mars 2013

Colorature. Mrs Jenkins et son pianiste


Théâtre du Ranelagh
5, rue des Vignes
75016 Paris
Tel : 01 42 88 64 44
Métro : La Muette / Passy

Une pièce de Stephen Temperley
Texte français de Stéphane Laporte
Mise en scène par Agnès Boury
Décor de Claude Plet
Costumes d’Eymeric François
Lumière de Laurent Béal
Avec Agnès Bove (Florence Foster Jenkins) et Grégori Baquet (Cosmé Mac Moon)

L’histoire : New York, 1964. Au piano d’un club de jazz en vogue, Cosme Mac Moon, pris de nostalgie, évoque les douze années de sa singulière collaboration avec la cantatrice Florence Foster Jenkins.
Riche héritière américaine dans les années 30, Florence Foster Jenkins se pique d’art lyrique, s’improvise soprano colorature et inflige aux plus fameux airs un traitement redoutable par sa fausseté et ses fantaisies rythmiques. Elle devient pourtant incroyablement populaire au fil de récitals et d’enregistrements improbables.
De leur rencontre au dernier concert à Carnegie Hall, Colorature, Mrs Jenkins et son pianiste nous invite à partager le destin à la fois hilarant et bouleversant de deux personnages hors du commun.

Mon avis : Et dire que cette histoire a réellement existé ! Cela en dit long sur le pouvoir de l’argent et sur les mœurs de nos contemporains…
Florence Foster Jenkins possède un talent de chanteuse lyrique inversement proportionnel à l’étendue de sa fortune. Mais l’un va permettre à l’autre d’exister. Elle a déjà dépassé la quarantaine lorsque le décès de son richissime père la met à l’abri de tout besoin. Certains nantis s’offrent une danseuse, elle, elle va s’offrir une chanteuse : elle-même. Elle s’autoproclame carrément « soprano colorature ». Et comme elle en a les moyens, elle commence à se produire régulièrement, à ses Ritz et périls, dans un palace newyorkais.

Vingt ans après sa disparition, Cosmé Mac Moon, son accompagnateur pendant douze ans, se remémore avec une certaine nostalgie leur rencontre et son engagement… Flashback. Et voici Florence Foster Jenkins herself. Elle est assez gratinée. L’argent ne permet pas forcément de s’acheter du bon goût. Disons qu’elle a l’élégance un peu tapageuse ; et le maquillage qui va avec. Quant à elle, elle est totalement inconsciente. Il est essentiel de savoir tout de même que son premier prénom à la Miss, c’est… Narcissa ! Ça ne s’invente pas. Au niveau du contentement de soi, elle est imbattable. Sa voix est un diamant pur et, grâce à elle, elle va conquérir le public.
Même si Cosmé tique, réalisant très vite qu’elle ne pourra jamais chanter juste, comment pourrait-il résister à son offre ? Il ne doit pas gagner formidablement sa vie et une vraie manne lui tombe du ciel. Alors, faisant fi de sa fierté, il accepte le marché pour une seule représentation. Et puis il se retrouve piégé. Financièrement certes, mais également affectivement. Car il est patent que Cosme s’attache à la pseudo cantatrice. En plus, en dépit de ses piètres prestations, elle devient la coqueluche de la haute société. Et les récitals se multiplient au Ritz-Carlton… Leur collaboration durera donc douze ans, connaissant son apothéose en 1944 au Carnegie Hall, le temple américain de la musique. Et nous aurons le privilège ( ?) d’assister à cet ultime concert.

Disons-le tout net, sur le plan auditif, Florence Foster Jenkins nous inflige une véritable Colora(tor)ture. Je m’amusais de voir ma jeune voisine de gauche se boucher systématiquement les oreilles à chaque fois qu’elle se lançait dans ses vocalises improbables. Il est vrai que sur le plan de la puissance et de la fausseté, elle atteint des sommets… Mais elle a droit à de nombreuses circonstances atténuantes. D’abord, le public se presse en masse pour assister à ses « performances », ensuite personne ne lui a jamais dit : « Florence, faut s’ taire », y compris le principal intéressé, Cosmé Mac Moon qui, charitablement, n’ose pas lui dire la vérité sur son talent illusoire. Ce qui fait qu’elle est totalement enfermée dans ses certitudes.

Tandem idéal, Grégori Baquet et Agnès Bove incarnent ces deux personnages à la perfection. Le premier, qu’il soit narrateur ou exécutant, apporte finesse et sensibilité à son rôle de principal témoin. Jamais il n’énonce clairement que Florence est une horrible chanteuse. Il préfère être dans la suggestion, pas dans l’accusation. En même temps, il faut voir, dissimulé par le piano, ses postures accablées sur son clavier. L’artiste qu’il est souffre véritablement. Mais son naturel, plein de tolérance et de fantaisie, prend régulièrement le dessus. Il nous offre là une prestation vraiment très complète.
Pour ce qui concerne Agnès Bove, il faut un sacré talent pour réussir à chanter aussi faux avec autant de sérieux et de conviction. C’est une étonnante prouesse vocale, même si ses cris d’’orfraie et ses aigus venus d’ailleurs nous agressent littéralement les trompes d’Eustache. Elle est à fond dans son personnage. Imperturbable, altière et, surtout, très fière de ses tenues extravagantes (on attend avec gourmandise chacun de ses accoutrements dans ce clou du spectacle qu’est son récital au Carnegie Hall) . Dans la partie finale, pleine d’émotion, il faut voir comme elle joue la stupeur. On est triste pour elle. On ne peut qu’être admiratif devant cette superbe composition.


vendredi 1 mars 2013

Dans le regard de Louise


Théâtre du Ranelagh
5, rue des Vignes
75016 Paris
Tel : 01 42 88 64 44
Métro : La Muette / Passy

Une pièce de Georges Dupuis, d’après la vie de Louise Michel
Mise en scène par Yves Pignot
Décors de Georges d’Haëne
Costumes d’Elisabeth de Sauverzac
Avec Bérangère Dautun(Louise Michel) et Georges Dupuis (Le Docteur Pelletier)

L’histoire : 1888. La militante anarchiste Louise Michel reçoit en pleine tête une balle tirée par un déséquilibré. Le projectile n’atteint pas ses fonctions vitales mais elle se fiche dans le temporal gauche. Louise Michel la gardera jusqu’à la fin de sa vie et en éprouvera régulièrement des douleurs intenses. Inquiète, elle fait alors appel au docteur Pelletier, le seul médecin qui accepte de la visiter. Et pour cause : il ignore tout de celle qu’il auscultera ce soir-là…

Mon avis : Le décor est sobre. Eclairé à la bougie, il ressemble à un tableau Vermeer. Nous sommes dans un intérieur modeste, celui qu’occupent Louise Michel et son chat. La célèbre militante anarchiste, l’héroïne de la commune, est alors âgée de 58 ans. Elle reçoit la visite du docteur Pelletier, un médecin qui est venu l’ausculter sans s’être informé de son identité. Quelques mois auparavant, Louise a été blessée à la tête lors d’un attentat et une balle y est restée logée. Comme elle est sujette à de violentes migraines, elle a fait appel à un praticien pour qu’il essaie de la soulager car elle est inopérable…

Très vite, on saisit les deux caractères. Louise Michel est abrupte, très autoritaire. Elle s’enflamme très rapidement. Elle ne fait aucun effort pour se montrer aimable. Le docteur Pelletier apparaît comme un homme intègre, honnête, profondément humain, entièrement voué à sa tâche pour soulager son prochain. Même quand il apprend à qui il a à faire, il la considère d’abord comme une patiente comme les autres, qui plus est démunie et incapable de lui régler ses émoluments.
Mais, au fur et à mesure de ses visites, une relation plus forte commence à s’établir entre eux. Pelletier a beau la traiter d’« exaltée », il ressent une vraie tendresse pour elle. Bien qu’il ne partage pas vraiment ses idées, il admire aussi la femme engagée. Il ira même jusqu’à assister à ses meetings… Quant à elle, cette présence lui apporte du réconfort. Elle a enfin confiance en quelqu’un. Et peu à peu, elle va se comporter avec lui comme sa chatte avec elle, exigeante, exclusive et câline quand elle voit qu’elle est allée trop loin.

La pièce est construite en une succession de tableaux montrant l’évolution de leurs rapports. On assiste à la construction d’une amitié. Ils finissent par s’appeler par leurs prénoms puis à se faire des confidences assez intimes sur leur vie. Louise adore taquiner Henri sur ses amours. Il n’y a entre eux aucune ambiguïté. D’abord en raison de leur différence d’âge (le docteur Pelletier est bien plus jeune), puis de l’homosexualité de Louise (qu’elle lui révèle très vite). Ils sont dans l’admiration réciproque.

Ce sont deux très beaux rôles mettant en scène deux fortes personnalités. Bérengère Dautun joue à ravir sur toutes les nuances d’une palette extrêmement large. Elle restitue tous les traits de caractère d’une femme à la fois crainte et adulée et proche de la soixantaine. C’est une passionnée, une travailleuse acharnée, peaufinant sans relâche ses discours. C’est une guerrière qui a toujours un combat à mener et qui multiplie les projets. Et puis, c’est une femme : elle peut être aussi cassante que compréhensive, tyrannique que mutine, austère que coquette.
En face d’elle, Georges Dupuis, l’auteur de la pièce, apporte une formidable présence. Il est calme, rassurant, investi. C’est un homme bon qui connaît plus de réussite dans son métier que dans ses amours. Pas question pourtant que Louise Michel le manipule ou l’asservisse. Aussi fier que conciliant, il n’est dupe de rien. Et puis, il est également un remarquable pianiste.
Car la musique tient une place non négligeable dans cette pièce. Non seulement, elle nourrit joliment les intermèdes, mais elle permet au docteur Pelletier puis à Louise Michel de se mettre au piano…

Dans le regard de Louise : une belle, très belle histoire d’amitié.

jeudi 28 février 2013

Jérémy Ferrari "Hallelujah Bordel !"


La Cigale
120, boulevard de Rochechouart
75018 Paris
Tel : 01 49 25 89 99
Métro : Anvers / Pigalle

Ecrit et interprété par Jérémy Ferrari

L’individu : Subtil, corrosif, décapant, ennemi des idées reçues et du « bien pensant », c’est sur la religion que la plume de Jérémy Ferrari a d’abord sévi.
Révélé au grand public par l’émission de Laurent Ruquier, On n’ demande qu’à en rire, sur France 2, il est devenu en quelques passages seulement le spécialiste de la provocation et de l’humour noir.
Son spectacle est entièrement basé sur des faits réels. Des faits d’actualités les plus insensés aux textes religieux de la Bible, du Coran et de la Torah, vous découvrirez tout, absolument tout ce qui vous a été caché… Jérémy étudie l’actualité religieuse et décrypte les textes sacrés pour vous !

Mon avis : Ils ne sont pas nombreux les humoristes de l’acabit de Jérémy Ferrari, qui font partie de ceux qui osent tout et ne se permettent aucune limite. Il est même pratiquement le seul à proposer un spectacle qui soit à la fois aussi subversif, aussi drôle et aussi intelligent. C’est vraiment très gonflé, mais il a le talent, des sourires et des attitudes qui font que tout passe. Ou presque…

 Le logo de l’écurie automobile du même nom est un « cheval cabré ». C’est une image qui lui convient parfaitement à Jérémy. C’est un pur-sang épris de liberté, d’indépendance. Il est pratiquement impossible de lui imposer des rênes. En continuant à jouer sur son patronyme, s’il était est un modèle de la fameuse scuderia italienne, ce serait sans conteste la Ferrari Rosso. Car pour être rosse, il est rosse. Et même féroce. Dans ce domaine, pour continuer dans la métaphore automobile, c’est également une Rolls Rosse. Et encore, « rosse » est un euphémisme tant il possède d’irrévérence sous le capot… Ce que j’ai aimé chez ce dézingueur à tout-va, c’est qu’il n’est pas dans la provocation gratuite. Tout ce qu’il énonce et dénonce dans son spectacle s’appuie sur des écrits et des faits réels. S’il se permet d’ironiser sur les trois religions monothéistes, c’est que ces trois religions ont construit leurs fondements sur une même base : l’Ancien Testament. Et Jérémy l’a lu. Il s’y est immergé, s’amusant à en souligner les incohérences et les nombreuses horreurs qui en émaillent les pages. Surtout pour ce qui concerne les femmes. Car il se délecte à jouer les misogynes. Il n’aime rien tant que de susciter l’indignation des spectatrices.

Tout ce qu’assène Notre Saigneur est donc parole d’évangile. Il brandit les ouvrages et soumet à qui veut vérifier les passages qu’il a soigneusement surlignés. Alors, comment pourrait-on lui tenir un quelconque grief ? Il est en permanence dans le factuel et dans la transparence la plus totale. N’en déplaise aux intégristes de tous poils, il n’y a absolument rien à redire.
Jérémy Ferrari est un garçon intrépide, un téméraire. Il faut oser s’attaquer ainsi aux dogmes. Revendiquer le statut d’iconoclaste tous risques n’est pas sans dangers. Les esprits bornés ne cherchent même pas à comprendre que sous le premier degré irréfutable de ses propos il y a à la fois matière à réflexion(s), et un réjouissant parti pris de rire de tout.
C’est un sale gosse, un garnement qui tire les sonnettes (d’alarme) mais qui ne s’enfuit pas une fois son forfait accompli. Au contraire. Il affronte, gratte où ça fait mal. Et, s’il le faut, il rajoute du sel sur la plaie. Il est en quelque sorte l’enfant spirituel (très spirituel même) qu’auraient pu avoir Pierre Doris et Jean Yanne s’ils avaient connus la gestation pour autrui. Son humour est à l’image de sa tenue de scène : noir, très noir. Mais chez lui, cette couleur n’est pas signe de tristesse, il a le noir guilleret. Il a ce talent de nous amuser et de nous faire rire, parfois aux éclats, avec de véritables horreurs.
  
Homme sans foi ni loi, Jérémy nous propose un spectacle très physique. Son engagement est total. Remarquable comédien, il possède un métier consommé pour jouer avec les ruptures, il excelle dans l’art de la digression et utilise habilement des silences. Evidemment, quand on va assister à son spectacle, on sait pourquoi on y va et ce que l’on va entendre et voir. C’est pourquoi il y a une réelle complicité entre son public et lui. Plus il balance et plus il nous plaît. Dans cette époque terriblement morose, des gens comme lui, qui affichent leur impudence à être politiquement incorrect, ça nous offre de joyeux moments d’oubli. C’est on ne peut plus sain… Il va parfois trop loin ? Et alors… Toute la salle se réjouit de l’y accompagner.

De toute façon, tout est dans le titre de son one man show : Hallelujah Bordel ! L’association de ces deux mots est explicite et suffisamment provocatrice pour qu’on ne soit pas surpris par son contenu. Au contraire, ça donne encore plus envie…

lundi 25 février 2013

A tort et à raison


Théâtre Rive Gauche
6, rue de la Gaîté
75014 Paris
Tel : 01 43 35 32 31
Métro : Edgar Quinet / Gaîté

Une pièce de Ronald Harwood
Traduite par Dominique Hollier
Mise en scène par Odile Roire
Décors de Stéphanie Jarre
Lumières de Jérôme Almeras
Costumes de Sylvie Pensa
Avec Jean-Pol Dubois (Wilhelm Furtwängler), Francis Lombrail (Steve Arnold), Thomas Cousseau (Helmut Rode), Odile Roire (Tamara Sachs), Guillaume Bienvenu (David Wills), Jeanne Cremer (Emmi Straube)

L’histoire : Berlin, février 1946. En zone américaine, le commandant Steve Arnold attend Wilhelm Furtwängler, le chef d’orchestre favori d’Hitler. Il est chargé de l’interroger. Il a « la question » à laquelle Furtwängler n’a jamais su répondre clairement. Malgré tous les témoignages qui se succèdent et qui innocentent le grand artiste, le commandant Arnold est bien décidé à mettre à jour sa culpabilité, guidé par une voix plus forte que les ordres qu’il reçoit…

Mon avis : Une grande partie de l’œuvre de Ronald Harwood a été consacrée à deux de ses thèmes favoris, la musique et la Seconde guerre mondiale. Très souvent d’ailleurs, il traite du Nazisme à travers l’expérience vécue par des musiciens. C’est ainsi le cas pour Le Pianiste, dont il a écrit le scénario, et pour ses deux pièces de théâtre, Collaboration, qui met en scène le compositeur Richard Strauss, et A tort et à raison, qui traite du procès en dénazification de Wilhelm Furtwängler, un des plus grands chefs d’orchestre allemands de tous les temps. Dans ces deux derniers cas, le dramaturge s’interroge sur le degré d’implication de ces deux musiciens dans le régime nazi. Etaient-ils sympathisants, étaient-ils manipulés, ou bien se sentaient-ils au-delà de toute responsabilité en raison de leur statut d’artiste reconnu et adulé.

A tort et à raison est un affrontement idéologique entre un officier américain, Steve Arnold, et le chef d’orchestre préféré d’Hitler, Wilhelm Furtwängler, deux hommes que tout oppose. Le premier est un militaire avec tout ce que cela implique de rugosité, de brutalité, de grossièreté, mais aussi de sens du devoir et d’un désir obsessionnel de vérité. Sous des apparences frustes et un comportement abrupt, Steve Arnold est un homme intelligent. Il est d’évidence parfaitement rompu à l’exercice de l’interrogatoire. Le problème, c’est qu’il s’est fait SON idée et qu’il va tenter de la rendre avérée avec un entêtement de tous les instants. Face à lui, se trouve un homme qui appartient à un monde totalement inconnu de lui et qui ne l’intéresse pas. Visiblement, la musique classique n’est pas sa tasse de thé.
Wilhelm Furtwängler est en effet un homme cultivé, racé, doux mais pas malléable. Star dans son pays, tout entier voué à son métier-passion, il est convaincu, par l’admiration qu’il suscite et les honneurs qui lui sont rendus, d’avoir acquis le statut d’intouchable. Il s’estime au-dessus de la mêlée.

L’opposition entre ces deux hommes est intense, féroce. Les attaques de Steve Arnold sont violentes, parfois basses, toutes entières destinées à obtenir un aveu : oui, j’ai adhéré au parti, oui j’avais de la sympathie pour Hitler… La défense de Wilhelm Furwängler est à l’aune de cette agressivité. Il s’indigne, s’insurge, argumente. Il se défend comme un beau diable, tentant désespérément d’expliquer sa position.
Le talent de l’auteur, c’est de nous laisser le choix du verdict. Le militaire et le musicien sont aussi convaincants l’un que l’autre. Chacun a sa vérité. A nous de nous faire la notre en notre intime conviction.

Avec un sujet aussi profond, cette pièce nous offre évidemment deux formidables numéros d’acteurs. Francis Lombrail, dans le rôle de Steve Arnold, est l’archétype du GI. Il a un physique et une gueule d’acteur américain. Il me faisait penser parfois à James Caan. Malgré son comportement abrupt, ce n’est pas un homme tout d’une pièce. On ne le découvre qu’aux trois-quarts de la pièce quand, soudain, l’armure se fendille laissant apparaître une révolte et une souffrance qui bouleversent l’opinion que l’on pouvait avoir de lui. L’homme a un cœur. Il ne pourrait pas supporter de laisser en liberté un homme qui aurait fraternisé avec un régime responsable du pire holocauste de l’histoire de l’Humanité… Mais avant d’en venir là, Francis Lombrail nous fait souvent sourire et même rire avec son langage imagé de soldat, ses réflexions à l’emporte-pièce et son premier degré.

Jean-Pol Dubois est carrément impressionnant. Il est vibrant, à vif. Il faut voir comme il réagit aux accusations. Il semble touché, mais il n’est jamais coulé. Il remonte régulièrement à la surface pour fournir des arguments et trouver des explications à son attitude. Il est tout aussi crédible que son adversaire.

Autour d’eux, voué à la portion congrue, il est difficile d’exister. Pourtant Jeanne Cremer, dans le rôle de la scripte Emmi Straube, Guillaume Bienvenu, dans celui de l’assesseur David Wills et Thomas Cousseau dans celui du second violon Helmut Rode, ont ça et là l’occasion de faire valoir un bien joli talent. Guillaume Bienvenu a un joli personnage. On sent en lui un être épris de justice, de tolérance. Il a du mérite à ne pas cacher son admiration pour cet artiste qu’est Wilhelm Furtwängler face à son supérieur hiérarchique et à rester impassible devant ses intimidations. Et il n’a pas peur de lui tenir tête... Thomas Cousseau nous offre en une scène une grande dimension émotionnelle. C’est sans doute le personnage le plus proche de nous. C’est un humble, un frustré. Il a peur pour son job et pour sa vie s’il ne rentre pas dans le moule du Nazisme. Les choix qu’ils faits sont visiblement contraints et forcés. Je pense que la majorité des gens auraient agi comme lui… Quant à Jeanne Cremer, elle apporte la seule note de féminité dans ces affrontements virils. Elle est prise ne tenaille entre la brutalité de l’officier et la sensibilité du musicien. Elle estime les deux hommes et les comprend.

Basée sur des faits historiques réels, A tort et à raison est une pièce forte en ce sens qu’elle fait appel à notre conscience et à notre discernement. Nous pouvons sans difficulté nous mettre dans la peau et de Steve Arnold et de Wilhelm Furtwängler. Comme nous pouvons tout autant nous approprier les personnages de David Wills, d’Helmut Rode et d’Emmi Straube.

vendredi 22 février 2013

Gould / Menuhin


Théâtre de L’Atelier
1, place Charles Dullin
75018 Paris
Tel : 01 46 06 49 24
Métro : Anvers

Un spectacle de Charles Berling, Christiane Cohendy et Ami Flammer
Mis en scène par Charles Berling et Christiane Cohendy
Avec Charles Berling (Glenn Gould), Ami Flammer (Yehudi Menuhin), Aurélie Nuzillard, Paul Rias, Alban Bertogliati

L’histoire : Après seulement huit années de concerts, le génial pianiste Glenn Gould ne vivait plus que la nuit, enfermé dans son studio d’enregistrement, assurant lui-même prise de son et montage de ses disques. Pour lui, la musique ne pouvait plus s’apprécier que dans l’attention active et solitaire de l’auditeur, et non plus dans une salle de concert où le jeu de scène parasite l’écoute… En parallèle, Yehudi Menuhin, violoniste solaire béni des dieux, donnait encore cent-dix concerts l’année de ses 80 ans, ferraillant sans relâche à la pointe de l’archet pour la paix entre les hommes…
Tout les oppose. A l’exception d’une admiration mutuelle, concrétisée lors d’un concert en 1966. C’est le point de départ de cette pièce musicale qui s’appuie sur les écrits de ces deux artiste hors norme, l’un déjà dans le 21è siècle (Gould), l’autre (Menuhin) héritier des interprètes du 19è…

Mon avis : Le thème de cette pièce est la confrontation entre deux gigantesques artistes que tout oppose formellement mais qui sont réunis par le génie et par une estime et un respect réciproques… Tout nous amène à la rencontre finale où les deux hommes vont enfin pouvoir échanger et partager à l’occasion d’un concert commun qui sera enregistré dans le studio de Glenn Gould.
C’est d’ailleurs un studio d’enregistrement qui sert de décor. A son centre trône un piano à queue. Au fond de la salle, autour d’une accumulation d’appareils d’enregistrement, un mur d’écrans nous permettra de suivre les images, ou de ce qui se passe en temps réel dans le studio, ou bien à projeter des images d’archives montrant les vrais Menuhin et Gould.

A travers Charles Berling, qui incarne Glenn Gould, et Ami Flammer, qui représente Yehudi Menuhin, on en apprend d’abord un peu plus sur leur jeunesse, leur cadre familial et sur ce qui les a amenés – très tôt – à la musique. Déjà se profilent deux caractères très différents. Glenn Gould apparaît plutôt rigide, introverti, limite asocial, alors que Yehudi Menuhin, de seize ans son aîné, est totalement solaire, profondément humain et amoureux de la vie. Cela est, bien sûr, agrémenté d’extraits d’interviews de Gould et d’illustrations sonores ou d’interprétations en direct de la part d’Ami Flammer. On nous prépare ainsi au duel final qui va réunir ces deux formidables instrumentistes.

Le projet est ambitieux, particulier, carrément élitiste même. Il ne s’adresse vraiment qu’à un public d’initiés, de passionnés. En revanche, en dépit du jeu – remarquable – de Berling et Flammer, pour le béotien que je suis, j’avoue m’être profondément ennuyé. Pour un profane comme moi, écouter du Schoenberg, ça tient du pensum. Alors que tout autour, je voyais des spectateurs concentrés, captivés, parfois enthousiastes. C’étaient des connaisseurs. Cette pièce est pour eux et c’est bien qu’elle existe.
Même si Gould / Menuhin ne m’a pas convenu; je tiens à souligner la prestation véritablement habitée de Charles Berling. Il est totalement « glenngouldisé » ! Il se tient comme lui, communie avec son piano comme lui, marmonne en jouant comme lui. Quant à Ami Flammer il apporte à son personnage sa bonhommie, sa luminosité, sa grande tolérance et sa profonde humanité, tout en ne se privant pas d’adresser quelques remarques très objectives à Gould.