mercredi 10 octobre 2012

Doris Darling


Théâtre du Petit Saint-Martin
17, rue René Boulanger
75010 Paris
Tel : 01 42 08 99 32
Métro : Strasbourg Saint-Denis

Une comédie de Ben Elton
Traduite, adaptée et mise en scène par Marianne Groves
Scénographie de Gilles Touyard
Lumières d’Orazio Trotta
Stylisme de Blandine Vincent
Avec Marianne Sergent (Doris), Amélie Etasse (Peggy), Yannick Laurent (Sydney), Eric Prat (Douglas), Thierry Lopez (Santiago)

L’histoire : Egorgeuse de réputation, serial killeuse de carrières, Doris Wallis promène sa plume assassine dans la presse people anglaise. Drapée dans un esprit de répartie qui fait les personnages de théâtre inoubliables, elle règne sans ambages sur une cour de quatre personnages aussi serviles que drôles.
Comédie à suspense, anglaise, contemporaine, déjantée et redoutablement bien construite, Doris Darling est une farce sur les ravages comiques de la vanité humaine…

Mon avis : Les mots clés définissant cette pièce figurent dans sa présentation liminaire : « esprit de répartie », « suspense », « anglaise », « déjantée », « redoutablement bien construite », « farce »… Il y a effectivement tous ces ingrédients dans la comédie de Ben Elton. Et bien d’autres encore…
Doris Darling est ce genre de pièce inclassable qui vous tombe du ciel à la façon d’un OVNI. Un formidable cadeau surprenant et décalé comme seul un esprit anglais peut nous concocter. Si vous aimez les plats épicés, cette pièce est pour vous. Encore une fois, le terme le plus approprié pour la qualifier est « jubilatoire ». Plus politiquement incorrect, tu meurs… de rire. C’est l’irrévérence (mal) élevée au rang d’art. Il sort de la bouche venimeuse de Doris Wallis des phrases tellement percutantes, qu’on aimerait pouvoir les mémoriser pour les resservir en société. C’est qu’elle ne prend pas de gants ni de petite cuillère pour nous les balancer. Ses gants sont de crin et sa petite cuillère une excavatrice.

On l’aura compris, toute la pièce est construite autour du personnage extravagant de Doris Wallis, véritable diva à l’anglosaxonne de la presse people. Ses critiques, dévastatrices, sont redoutées de tous les comédiens. Arrogante, sans états d’âme, viscéralement cruelle, elle trempe sa plume perfide dans le vitriol le plus décapant. Bonjour les dégâts ! Dégâts dont elle n’a cure et dont, au contraire, elle se délecte. Et comme elle est très crainte, on se sent plutôt enclin à (lâchement) la respecter. C’est Cruella au royaume des médias. Sa phrase culte, celle qui la résume toute entière, c’est « Quand les chiens se dévorent entre eux, vérifie toujours que la pire chienne assise à la table, c’est toi » ! Inutile donc d’envisager de lui passer la muselière, ses morsures n’en seraient que plus terribles.
Marianne Sergent a hérité là d’un rôle à sa (dé)mesure. Elle s’y meut comme un poison dans l’eau de feu. Elle ne recule devant aucune audace ; sur le plan vestimentaire, dans le relationnel comme dans le vocabulaire. Sa première tenue de scène est on ne peut plus provocante. Tout de rouge (dé)vêtue, poitrine agressive, coiffure insensée, elle est dans un autre monde. Le sien. Un monde qui n’est régi que par ses propres lois et ses propres codes. Elle cabotine à l’excès, vitupère, éructe, décrète. Elle a le verbe haut, la dent dure et le langage fleuri. C’est une « peau de vache » (c’est elle qui le dit), un véritable monstre, l’archétype de la Gorgone… Marianne Sergent en fait des caisses, mais avec une folle maîtrise. Elle assume totalement ce qu’elle est, un personnage joyeusement odieux. Doris est un rôle en or massif qui compte dans une carrière.

Toute l’intrigue tourne donc autour de ce pivot délétère… La deuxième héroïne de la pièce, c’est Peggy, l’assistante dévouée, la femme à tout faire, le souffre-douleur de Doris. Autant cette dernière réclame et capte la lumière et les attentions, autant « Peg », pourtant visiblement très intelligente, est effacée, timorée, limite servile… Elle est le parfait négatif de sa patronne.
Là aussi nous avons droit à une étonnante composition d’Amélie Etasse. Sa façon de se déplacer à pas menus, sa gaucherie, ses regards de biche effarouchée, ses mimiques irrésistibles de drôlerie focalisent notre attention autant que l’intempérance de Marianne Sergent. Quel duo elles forment ! Quelle complémentarité ! Le jeu, très physique, d’Amélie Etasse est plein de subtilité. Elle se livre à une sacrée performance.

Autour de ces deux femmes gravitent trois hommes… Il y a Sydney, un Allemand, patron du premier magazine people européen, qui a des vues professionnelles sur Doris et son talent dévastateur… Il y a Douglas, le comptable écossais (c’est presque un pléonasme), sur qui repose toute la confiance matérielle de Doris… Et puis il y a Santiago, le gigolo, le latin lover, le bellâtre écervelé dont tout le talent est concentré sous le cuir moulant de son pantalon…
Yannick Laurent donne à Sydney une véritable épaisseur. Lui aussi porte un accoutrement qui frise la panoplie tant il se veut tendance. Il est totalement amoral, uniquement tourné vers sa réussite. Avec une rigueur et une absence de sentiments toutes teutonnes, il ne s’encombre pas de fioritures. Et il n’a que mépris pour le petit personnel symbolisé par la gentille Peggy. Ce n’est pas l’homme le plus attachant du monde. Mais il a une forme de bon sens et une justesse de vue qui le rendent redoutable.
Pour moi, la seule erreur de mise en scène réside dans l’irruption complètement music-hall d’Eric Prat dans le rôle du comptable. Ce n’est pas du tout raccord avec sa fonction. On dirait une meneuse de revue descendant le grand escalier du Casino de Paris à l’époque de Mistinguett. Ça m’a dérangé. J’estime qu’avec beaucoup plus de sobriété son personnage prendrait plus de crédibilité. Autant les quatre autres protagonistes de la pièce peuvent nous apparaître vraisemblables, autant le sien est irréaliste. C’est dommage, car Eric Prat est capable de nous offrir une prestation de qualité sans ces boursouflures par trop caricaturales.

En revanche, Thierry Lopez, dont le rôle de Santiago est de loin le plus parodique, même s’il en fait physiquement des tombereaux, reste dans la légitimité de son personnage. Il a l’exubérance latine, la suffisance et la fierté des étalons, l’impudence de la jeunesse, la rapacité des sans-grade et l’insouciance et le charme des beaux gosses. Il est certes plus proche de la BD que du TNP, mais il a toute sa place dans cette satire sociale basée sur la vanité humaine.
Autres atouts de cette comédie, l’usage très efficace d’une scénographie ultramoderne, une bande-son riche et pertinente, des effets visuels ingénieux et une mise en scène enlevée… On y a mis incontestablement les moyens pour nous en mettre plein les mirettes. Et c’est réussi.

Doris Darling m’a procuré un plaisir « monstrueux ». Je suis convaincu que cette pièce au cynisme si réjouissant va très vite devenir culte. Le bouche-à-oreille va fonctionner, il ne peut en être autrement. C’est vraiment un truc à part… Courez-y vite, je ne peux que vous confier que vous n-êtes pas au bout de vos surprises…

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