samedi 13 octobre 2012

Les derniers jours de Stefan Zweig


Théâtre Antoine
14, boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Tel : 01 42 08 77 71
Métro : Strasbourg Saint-Denis

Une pièce de Laurent Seksik
Mise en scène par Gérard Gelas
Décors de Jean-Michel Adam
Costumes de Pascal Bordet
Lumières de Gérard Gelas
Avec Patrick Timsit (Stefan Zweig), Elsa Zylberstein (Lotte), Jacky Nercessian (Ernest Feder), Bernadette Rollin (madame Banfield), Gyselle Soares (Rosaria)

L’histoire : La pièce nous transporte dans le tourbillon de deux vies, l’ultime voyage de Zweig et de son épouse, Lotte.
Fuyant le nazisme, l’écrivain et sa femme, éprise d’absolu, croient trouver à Pétropolis, au Brésil, des rivages paradisiaques.
Entre la nostalgie des fastes de Vienne et la folie du carnaval de Rio, la pièce est un spectacle bouleversant, une aventure unique : l’histoire du dernier amour de Stefan Zweig.

Mon avis : D’abord, il faut souligner que l’auteur de cette pièce, Laurent Seksik, est un homme réellement habité par Stefan Zweig. Depuis ses 20 ans, ce médecin a consacré une grande partie de son temps à traquer l’œuvre de l’écrivain autrichien et à se nourrir du moindre détail de sa vie. Cette pièce est l’adaptation de son roman, Les derniers jours de Stefan Zweig, paru en 2010, et qui lui a valu de nombreux prix et récompenses. Il était donc on ne peut plus légitime pour le porter au théâtre.

Comme le roman, la pièce couvre les six derniers mois de l’existence de Stefan Zweig. Nous sommes en septembre 1941 ; accompagné de sa seconde épouse, Lotte, l’écrivain est de retour au Brésil, à Pétropolis, après un long périple à travers l’Europe et les Amériques du Nord et du Sud. Depuis 1934, ayant pressenti les ravages que le nazisme allait accomplir dans tous les domaines, il a choisi l’exil…
Quand la pièce commence, Stefan et Lotte viennent de prendre possession de leur nouvel appartement. Une immense baie vitrée s’ouvre sur un paysage apparemment idyllique, s’il en croit les commentaires émerveillés de la jeune femme. Stefan, lui, semble y être totalement indifférent. Sa seule préoccupation est de veiller que les fenêtres soient bien fermées afin que les courants d’air n’affectent pas la santé de son épouse, fragilisée par de fréquentes crises d’asthme. Ce simple geste définit dans quel état d’esprit se trouve le brillant homme de plume. En fait, plus grand-chose ne l’intéresse. Il est obsédé par les exactions perpétrées par les nazis dans sa chère Autriche. Devenu misanthrope et agoraphobe, totalement désabusé, rongé par la nostalgie de Salzbourg, il s’enfonce peu à peu dans une mélancolie morbide. Se sachant également traqué, il a dépassé le cap de « la confusion des sentiments », il sait où il en est et son projet funeste est déjà ancré en lui. Son choix est fait. Il ne peut supporter l’idée d’être témoin impuissant du règne de la barbarie…
Stefan est alors âgé de 59 ans. Lotte, sa secrétaire, qu’il a épousée à Londres depuis peu, n’en a que 32. Cette différence d’âge explique leurs différences de comportement tout au long de la pièce. Autant l’écrivain est sombre et désespéré, autant elle déborde de joie de vivre. Autant il est taiseux, autant elle est volubile. Elle est profondément croyante, il ne l’est pas du tout.

Ces traits de caractère sont remarquablement traduits dans les jeux de Patrick Timsit et d’Elsa Zilberstein, qui nous livrent tous deux une prestation d’une rare intensité. Patrick Timsit ! Lui-même admet qu’il fait avec cette pièce « le grand écart ». On est effectivement aux antipodes de ses one man shows iconoclastes et dévastateurs. Il joue avec une sobriété, une retenue, une économie de gestes impressionnantes. Il affiche en permanence le masque d’un homme qui se veut au-dessus de la mêlée, qui n’a pas trop envie de s’expliquer. Il voit tout en noir. D’ailleurs, à un moment, Lotte lui fait le reproche de son pessimisme devenu chronique : « Tu es l’écrivain du désastre ». Paradoxalement, alors qu’il voit la vie en noir, il arbore quotidiennement de très élégants costumes trois-pièces immaculés. Ce contraste est frappant. On ne le verra vêtu de sombre qu’à la fin, à l’heure où il a fixé son rendez-vous avec la mort…

Elsa Zilberstein, contrairement à Patrick Timsit, a hérité d’un rôle beaucoup moins rectiligne. Elle campe en effet une femme très amoureuse, pleine de vie, débordante de projets et de désirs de rencontres et de sorties. Mais à quoi sert tant de vitalité quand son compagnon se trouve dans une spirale aussi négative, un refus de vivre et d’échanger. Alors, elle passe par des moments de découragement, de révolte même. Elle a un sentiment d’injustice. Et, en même temps, elle nourrit pour le grand homme un tel sentiment d’admiration, qu’elle ne peut que le respecter… Pas facile à jouer ce personnage qui passe ainsi de la joie de vivre à l’abattement. Elsa nous gratifie d’une superbe composition.
Le couple existe. L’amour qui les réunit – le premier pour elle, le second pour lui -, s’il n’est pas souvent affiché et proclamé, est néanmoins réel, palpable, évident. Elle est dans la passion et lui dans le registre de l’affection amoureuse.

Les derniers jours de Stefan Zweig est une pièce forte. C’est l’autopsie d’un désespoir, une tragédie humaine dont on connaît l’épilogue dès le début. Elle est servie par trois acteurs d’une justesse remarquable. Avec un tel sujet, on est en permanence sur le fil. Un moindre excès, et on bascule dans le pathos. On est même en totale empathie avec le personnage de Lotte, si lumineuse avec sa belle envie de vivre. Et, en même temps, on comprend tout ce que ressent Stefan et on ressent pour lui énormément de compassion.
Zilberstein et Timsit, on l’a dit, en tous points remarquables, sont parfaitement épaulés par Jacky Nercessian qui tient de rôle d’Ernest Feder, l’ami, journaliste et brillant joueur d’échecs, exilé comme eux au Brésil. Chacune (ou presque) de ses apparitions est une parenthèse de détente. Maître patenté de l’humour juif, il tourne systématiquement tout en dérision. Il adore taquiner Stefan et il s’évertue devant lui à minimiser les drames qui se jouent en Europe. Jusqu’au moment où, à son tour, il en devient lui-même victime directe. Cela donne lieu à une scène prenante d’intensité, un monologue fort et poignant… A un moment donné, le sens de la dérision, aussi assumé soit-il, est vain devant l’horreur. Timsit et Nercessian la jouent avec une pudeur toute masculine, ce qui la rend encore plus bouleversante… Détail étonnant, il y a une vraie ressemblance physique entre Jacky Nercessian et le vrai Ernest Feder. C’est réellement troublant.
On ne peut passer toutefois sous silence la présence de Bernadette Rollin, dans le rôle de madame Banfield, la logeuse des Zweig. Elle a peu de scènes, mais il y en a une dans laquelle, dans une apparente innocence, elle déverse toute une série de clichés antisémites qui reflète la pensée de nombres de gens à cette époque.
Il y a aussi le choix des musiques d’accompagnement qui a son importance car, tour à tour valses de Vienne ou samba brésilienne, elles ponctuent les différentes pages de la pièce.

On sort ému du théâtre Antoine, mais pas attristé ou cafardeux, puisqu’on n’a pas été témoin d’une fiction mais confronté à une réalité, à un choix de vie, ou plutôt de renoncement. C’est un grand et beau moment de théâtre, intelligent et surtout, magnifiquement écrit et interprété.

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