jeudi 24 mars 2022

Stromae "Multitude"

 


Mosaert / Universal / Polydor

 

Autopsychologie d’un album

 Stromae est « Invaincu » peut-être, mais pas indestructible. Loin de là, même ! Naufragé des sentiments, cœur en détresse, il lance inlassablement des bouteilles à l’amer. Dans son île déserte, dans son désert effectif, il est tour à tour Robinson et Vendredi, le dominant et le dominé, le maître et le serviteur… Mais son ambivalence est encore plus protéiforme : s’il est seul dans son mal-être, dans sa tête il est une Multitude. D’où le titre de son album.

 Stromae joue à la marelle. Il saute à cloche-pied d’une case à l’autre, d’un monde à l’autre, d’un sentiment à l’autre. Mais il y a toujours quelque chose qui cloche et il ne prend pas souvent son pied ; à moins que, exceptionnellement, il vive une Bonne journée. Il pressent que, lorsqu’il aura quitté son point de départ, la Terre, il y a plus de risques qu’il gagne L’Enfer plutôt que le Ciel. Il lui faudrait une sacrée Santé mentale pour se débarrasser de tous ses tourments ; pour qu’il puisse affirmer enfin en parlant de sa/la vie ; « C’est que du bonheur ».

 Stromae pourrait avoir la candeur de Pinocchio s’il ne devait pas se farcir la présence à son oreille d’un Jiminy Crickett destructeur. A peine se sent-il Fils de joie que l’autre cafard lui insuffle le mauvais côté des choses. Du coup, il s’annonce une Mauvaise journée, une journée de merde. Stromae est en permanence en porte-à-faux. Il s’ennuie lorsqu’il est tout seul et il ne supporte pas la routine dans le couple. Alors on se sépare, et c’est le manque de l’autre qui s’installe. Place alors à La solassitude, espèce de sentiment glauque qui introduit une sorte de mouvement perpétuel ; genre le chien qui tourne en rond en essayant d’attraper sa queue. Mais là, c’est un mec qui tourne ne rond en essayant d’attraper le bonheur.

 C’est pathétique ! Riez si vous le pouvez, mais il est plus à plaindre qu’à envier. Il en fait d’ailleurs lui-même La déclaration : il fait partie de la famille des « rageux », de ceux qui se réjouissent du malheur des autres et qui ne supportent pas le bonheur des autres. Les mots s’envolent, mais les aigris restent… Pire encore, il est incapable de cohabiter avec lui-même. Alors, la vie à deux… Ce n’est Pas vraiment confortable d’avoir tout le temps le cœur entre deux chaises.


Il commence une chanson avec des mots et des images positives, enthousiastes même et, c’est plus fort que lui, il faut qu’il la termine avec de l’agressivité, des mots crus, des insultes.

La chanson la plus impitoyable - parce qu’elle est hyper réaliste - est celle où il traite de la paternité (C’est que du bonheur). Les mots doux font place à des mots durs. C’est, pour moi, le texte le plus réussi. Mais aussi le plus violent. Et pourtant il n’y décrit que des choses vraies, des évidences. J’ai aimé sa construction en forme d’éternel recommencement. C’est le cercle vicieux de la vie où les couches se transmettent de cul en cul. Lorsqu’on voit son enfant à travers ce prisme, avec ces arrière-pensées-là, c’est délicat de lui roucouler « Mon amour »…


On retrouve cette même lucidité acide dans Déclaration. Et j’ai particulièrement apprécié la pirouette inattendue qui clôt Fils de joie en passant de la caresse au coup de poing, lui apporte un autre regard, un autre niveau de lecture. Et puis, il faut saluer ce superbe exercice de style un tantinet schizophrénique, mais tellement édifiant, qu’est la juxtaposition des deux titres Mauvaise journée et Bonne journée. Sacrée prouesse ! Comme quoi on peut tout dire et son contraire avec la même totale sincérité. C’est la théorie du verre à moitié vide ou à moitié plein…

Multitude est un album multitubes. Certes, on ne peut pas dire qu’il soit très jovial. Il est en effet l’album photos d’un état d’esprit à un instant T. Des photos en noir et blanc, où le noir est largement majoritaire. Le paradoxe, c’est que Stromae fait rimer « Multitude » avec « Solitude ». Deux termes qui, a priori, sont antagonistes. Mais il nous fait très bien comprendre que la solitude peut prendre des visages et des sensations multiples. Enfin, tant qu’il gardera suffisamment de recul pour saupoudrer ses chansons d’humour et qu’il pratiquera un cynisme réjouissant, il y aura toujours matière à pondre encore une multitude d’albums.

 Gilbert « Critikator » Jouin

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