vendredi 23 mars 2018

Emmanuelle Bodin "Au bord de la crise de mère"


Les Feux de la Rampe
34, rue Richer
75009 Paris
Tel : 01 42 46 26 19
Métro : Cadet / Grands Boulevards

Ecrit par Emmanuelle Bodin et Vincent Varinier
Mis en scène par Eric Delcourt
Voix off de Romy Mulot

Présentation : Le spectacle féminin et féministe qui ne maltraite pas les hommes ! (enfin… presque pas !)
Emmanuelle vous emmène dans sa quête folle et difficile : devenir une femme.
A travers la rencontre de personnages truculents : son psy misogyne, sa mère sexo-féministe castratrice, son ex gros macho au cœur d’artichaut, sa meilleure copine que l’amour rend non seulement aveugle mais aussi décérébrée, sa fille précoce et éco-responsable, sa coach de préparation à l’accouchement très… directe…
On suit les péripéties d’Emma, trentenaire, célibataire, un enfant, qui essaie d’être une femme moderne avec toutes ses contradictions… Peut-on être féministe, sexy, et aimer les hommes ? Comment gérer la charge mentale d’une maman et rester coquette, intéressante, amie et amante ?

Mon avis : Emmanuelle Bodin, alias « Emma », est une véritable tornade. Dès son entrée sur scène, elle nous empoigne et, pendant une heure, elle ne nous lâchera plus une seule seconde. Elle est impressionnante d’énergie et de bagout.

Au bord de la crise de mère est un spectacle bien conçu car il nous raconte une tranche de vie dans sa chronologie. Son héroïne, Emma, qui ressemble furieusement à Emmanuelle Bodin, nous confie ce laps de temps qui a entouré sa grossesse, de sa conception à la naissance de sa fille. Tout au long de ce parcours de la combattante (surtout battante), elle incarne les principaux protagonistes qui jalonnent son quotidien. Cela donne lieu à une galerie de portraits plutôt croustillants. Personnellement, je préfère les spectacles à sketchs au stand-up parce que je garde en mémoire certains personnages hauts en couleurs, bien dessinés et définis psychologiquement et physiquement.
Ici, difficile de ne pas quitter la salle en ayant en tête les délires hystérico-nunuches de la copine Audrey, la balourdise sympathique de Gérard, géniteur à son insu, la truculence autoritaire et castratrice de Marie-Jo la maman, ou la virilité digne d’un entraîneur de GI de la coach en accouchement…


Emmanuelle Bodin incarne tout ce petit monde avec une aisance fascinante. Elle prend des attitudes, change de voix, crée des dialogues, joue les situations, prend le public à témoin… Bref, elle n’arrête pas… Il faut admettre qu’elle possède pas mal d’atouts pour se lancer dans la discipline du seule en scène : elle possède un physique sur lequel je ne m’étendrai pas pour ne pas être taxé de « porcitude », c’est une excellente comédienne, elle est athlétique, danse à merveille… Les féées ont été sympa avec elle en se penchant sur son berceau. Tout ce que je viens de dire vaut pour la forme (et les formes).


Bonus à ce spectacle : il y a du fond. Les nombreuses vannes et les (bons) jeux de mots servent en fait à faire passer subtilement une poignée de messages sur la condition de la femme. A l’instar de Monsieur Jourdain, Emma fait du militantisme sans le savoir. Ou, du moins, en feignant la naïveté, alors qu’en réalité, elle n’est pas dupe. Et nous non plus. Son analyse des nombreux avantages que possède la gent masculine est imparable. Aussi, après cet exposé liminaire, telle Sisyphe, elle essaie de remonter la pente pour y hisser le lourd rocher de la féminité. C’est écrit très intelligemment (superbe parodie de la tirade du nez de Cyrano) car, alors que son langage est plutôt cash et cru, elle insinue et suggère plus qu’elle ne condamne. Sa lucidité sur les rapports hommes-femmes la pousse à l’indulgence, ce qui est assez rassurant pour l’avenir ; un avenir incarné par sa fille de fiction, Olympe, dont je suppose que le prénom n’est pas anodin. Suivez mon regard du côté d’une certaine de Gouges…

En conclusion, Emmanuelle Bodin jouit d’un énorme potentiel. Son éventail est très large. Elle ne devrait pas tarder à trouver sa place en tête du peloton de nos femmes humoristes, de plus en plus nombreuses et de plus en plus talentueuses.

Gilbert « Critikator » Jouin

mercredi 21 mars 2018

Tu vois ! (Patrice Guirao)


Editions Au vent des îles

19 €


Tu vois ! est le quatrième épisode des aventures d’Al Dorsey, le détective de Tahiti. C’est un bonheur que de retrouver ce personnage si sympathique dans son cadre naturel… Al, seul privé de l’île, se définit comme étant « le plus stressé, le moins fêtard, le plus sérieux de Tahiti ». C’est vrai qu’il est un tantinet désabusé, introverti, tout en affectant de jouer les détachés. Heureusement, ce n’est pas le cas de tous les gens qu’il fréquente ou de ceux qu’il croise au fil de ses enquêtes qui, eux, sont plutôt gratinés.

Patrice Guirao / Photo JP
Quand on s’immerge dans un livre de Patrice Guirao, on plonge littéralement dans le lagon. Le dépaysement est garanti. Patrice est un guide. Il nous prend par la main et nous fait partager son amour de Tahiti, de ses superbes paysages. Ses livres sont très imagés, très descriptifs. On voit les couleurs, on sent la chaleur, on est trempé par les orages. Bref, Patrice Guirao aime les mots, la nature et les gens. Il porte une véritable tendresse teintée de tolérance pour le genre humain. C’est pourquoi ses personnages sont aussi pittoresques qu’attachants : Mamie Gyani, Lyao-Ly, Sando, Toti et, dans ce volume, Marie-Thérèse ou les frères Toa, Téki et Kité… Et la 4L d’Al, Choupette, est en passe de devenir aussi célèbre que la 403 Peugeot de l’inspecteur Columbo !

Quant aux enquêtes que mène Al Dorsey, toujours au nombre de deux qui s’entrecroisent, elles ne sont que des prétextes pour nous faire rencontrer tous ces gens-là, cette faune et cette flore. Cette saga est d’ailleurs si atypique, si exotique, si pleine d’humour et si haute en couleurs que la télévision ne s’y est pas trompée en l’adaptant en six épisodes de 52 minutes diffusés sur France Ô.

lundi 19 mars 2018

Boys Band Forever


Apollo Théâtre
18, rue du Faubourg du Temple
75011 Paris
Tel : 01 43 38 23 26
Métro : République

Spectacle musical mis en scène par GBB et Hugo Rezeda

Avec Frank Delay, Chris Keller, Allan Theo

Le vendredi 23 mars à 20 heures

Présentation : C’est la répétition générale du spectacle de trois anciennes icônes pour adolescentes, réunies dans l’espoir de retrouver leur gloire passée. Mais vingt ans se sont écoulés… Et c’est dans le grenier d’une ex-fan que le boys band de quarantenaires, quelque peu rouillé, peaufine ses chorégraphies.
Au gré des tubes, des pas de danse et des objets retrouvés sur place, ils nous entraînent avec une autodérision désopilante dans leur univers hors norme. Entre esprit de compétition et concours de séduction, seront-ils à la hauteur pour représenter la quintessence des Boys Bands ?
On rit, on chante, on danse, on revit avec émotion cette époque d’insouciance, de bonne humeur et d’hystérie collective ; et on se dit avec bonheur : Les Boys Band ? C’était quand même un truc de dingues !

Mon avis : Vingt ans après… Ça fait penser à Alexandre Dumas et à la suite des 3 Mousquetaires à part que, dans le cas présent, nous avons affaire à trois D’Artagnan !... Quelle judicieuse idée qu’a eu là Frank Delay de ressusciter la magie des Boys Bands qui ont régné sur la variété française dans les années 90. Les chiffres sont suffisamment éloquents pour expliquer ce que fut ce phénomène musical : plus de 20 disques d’Or et de Platine, plus de 8 millions de disques vendus en cinq ans !


L’ex des 2Be3 a fait appel à deux copains issus de la même mouvance, Chris Keller, le leader des G-Squad et Allan Theo et, ensemble, ils créent Génération BoysBand. Démontrant qu’on peut sans se dévaluer faire du neuf avec du vieux, ils ont imaginé de créer un spectacle de toute pièce en se référant à leurs expériences communes. Ils ont donc écrit une sorte de comédie musicale dans laquelle, coupant l’herbe sous le pied des inévitables pisse-froid et rabat-joie de la presse ou des réseaux sociaux, ils se moquent d’abord d’eux-mêmes. Cette autodérision, qui est leur est spontanée, les a à la fois rapprochés, rendus plus complices, et protégés des critiques.


Le reste, c’est du boulot ; beaucoup de boulot. Ils ont bossé les chorégraphies, ils jouent la comédie, ils chantent (évidemment), bref, ils ont réussi à recréer l’atmosphère si joyeuse et fédératrice des groupes d’antan. On retrouve ainsi les plus grands tubes de l’époque et on s’aperçoit qu’ils ont gagné une espèce d’intemporalité. Allan, Chris et Frank ont peut-être une vingtaine d’années de plus, mais la fraîcheur, l’énergie, l’explosivité, la sympathie sont toujours là, avec l’humour en plus.

Gilbert « Critikator » Jouin



Mémoires d'un tricheur


Rive Gauche
6, rue de la Gaîté
75014 Paris
Tel : 01 43 35 32 31
Métro : Edgard Quinet / Gaîté

D’après le seul roman de Sacha Guitry
Adapté et mis en scène par Eric-Emmanuel Schmitt
Lumières de Jacques Rouveyrollis
Costumes de Virginie H
Décor de Nils Zachariasen

Avec Olivier Lejeune et Sylvain Katan

L’histoire : A 10 ans, Alex perd sa famille, intoxiquée par un plat de champignons. S’il survit, c’est parce qu’il a été privé de repas pour avoir volé deux francs dans la caisse du magasin paternel. Son larcin l’a sauvé de la mort tandis que l’honnêteté a tué les siens ! Si seul le crime paie, pas étonnant qu’il ait une étrange conception du monde, se convertisse à la tricherie, en amour comme au casino… Il nous raconte sa vie rocambolesque. Qu’est-il-devenu ?

Mon avis : Il faut surtout arriver à l’heure afin de ne pas manquer le générique de cette pièce. Oui, oui, comme au cinéma, il y a un générique. Et il est particulièrement savoureux. Tourné en noir et blanc, il nous met en présence d’un Sacha Guitry qui nous présente à la fois le thème de cette comédie, ses différents protagonistes, jusques à ses techniciens. Bref, toutes les personnes impliquées pour une raison ou pour une autre dans cette aventure. C’est plein d’humour. Guitry, aussi épris de théâtre que de cinéma, ne l’aurait pas renié ce générique…

Photo Pascal Ito
 Eric-Emmanuel Schmitt a donc synthétisé l’unique roman de Sacha Guitry pout en tirer une comédie en forme de monologue dans lequel Alex nous raconte sa vie de ses 10 ans à l’âge adulte. Mais, pour que ces confidences ne nous paraissent pas trop monocordes et, à la longue, ennuyeuses, il a eu la superbe idée, d’illustrer certaines scènes de la vie d’Alex en les matérialisant à travers un personnage. Un seul acteur incarne tous les rôles : Alex à 10 ans, la dame qui l’a recueilli après la disparition tragique de toute sa famille, un poilu de la guerre 14, une comtesse… Ces interventions apportent des ruptures, du rythme, des éclaircissements et, surtout, beaucoup de drôlerie.


Pour l’interprétation de cette pièce, on peut parler de double performance d’acteur. Olivier Lejeune, omniprésent (il ne quitte pas la scène du début à la fin), incarne Alex avec toute la finesse d’esprit qui sied à Guitry. Il tient son rôle de conteur avec énormément de malice et de distance avec, parfois, une petite pincée de truculence. Son peu est d’une justesse irréprochable. Il est très convaincant et son bonheur d’être sur scène est communicatif. Il est dans son élément.
Il est parfaitement secondé par son complice, Sylvain Katan, qui campe avec pittoresque et cocasserie tous les autres rôles, y compris les féminins. Il est absolument épatant.


Cette judicieuse trouvaille de mise en scène, nous permet de prendre un réel plaisir en suivant le jeu de ce binôme parfait, mariage classique du clown blanc (Olivier Lejeune), impeccable dans sa linéarité, et de l’Auguste (Sylvain Katan) tout en pitreries de bon aloi. Cette pièce possède un charme désuet qui évoque fort bien cette époque. Personnellement, il m’a manqué ça et là quelques saillies propres à Sacha Guitry, saillies que ce gourmand de bons mots qu’est Olivier Lejeune aurait su nous adresser comme autant de petits clins d’œil spirituels… Eric-Emmanuel Schmitt s’est peut-être montré trop « raisonnable ».

Gilbert « Critikator » Jouin




jeudi 8 mars 2018

C'était quand la dernière fois ?


Théâtre Tristan Bernard
64, rue du Rocher
75008 Paris
Tel : 01 45 22 08 40
Métro : Villiers / Europe / Saint-Lazare

Une comédie d’Emmanuel Robert-Espalieu
Mise en scène par Johanna Boyé
Décors de Dimitri Shumelinsky
Costumes de Priscille Schirr-Bonnans et Sarah Dupont
Lumières de Cyril Manetta

Avec Virginie Hocq et Zinédine Soualem

L’histoire : Quoi de plus efficace pour régler un problème que de s’en débarrasser de manière « définitive » ?
Un soir, comme tous les soirs de sa petite vie bien ordonnée, une femme va commettre le pire : l’indicible et inavouable acte d’empoisonner son mari.

Mon avis : Un grand moment de comédie pure !
C’était quand la dernière fois ? est une pièce qui ne s’encombre pas de fioritures, de digressions fumeuses, de considérations intellectuelles, elle est toute entière conçue pour nous amuser. Et c’est tout à fait réussi.


L’histoire est toute simple. On n’attend pas pour entrer dans le vif du sujet. « Elle » annonce tout de go à son mari qu’elle vient de l’empoisonner à la digitaline. Elle énonce son forfait avec un ton aussi naturel et détaché que si elle lui parlait du temps qu’il fait. En plus, alors qu’elle lui apprend qu’il va mourir, elle continue de lui servir de grands « mon chéri » et d’être aux petits soins pour lui. Ce paradoxe est un des grands ressorts de la pièce. Cette femme est double. Elle ne cesse de faire souffler le chaud et le froid. Elle peut passer en une fraction de seconde de la bienveillance à l’emportement…
Quant à « Lui », il ne lui est pas facile d’assimiler une telle information. C’est comme le repas qu’il vient de terminer : il faut lui laisser le temps de la digestion. Est-elle en train de plaisanter ou a-t-elle réellement programmé son exécution ? Il est amusant pour nous de le voir réagir en fonction de ce qu’il cherche à croire. Bluff ou vérité ?


Les dialogues sont savoureux, percutants, malins. Les deux profils psychologiques, parfaitement approfondis et dessinés, permettent de rendre crédible la drôlerie de cet affrontement. A aucun moment, on tombe dans la caricature. Chacun d’eux est bien d’aplomb sur ses rails, ils ne dévieront jamais de leur ligne. Jusqu’au moment fatidique où leurs parallèles vont (peut-être) être amenées à se rejoindre. C’est très pervers.

Maintenant, si cette pièce fonctionne aussi bien, si on prend autant de plaisir à en suivre les multiples péripéties et rebondissements, on le doit à ses deux acteurs. Le jeu de Zinédine Soualem est tout en finesse. C’est le rôle du clown blanc qui lui est attribué. On peut décrypter tous les sentiments qui le traversent sur les expressions de son visage : l’incrédulité, la panique, la combativité, la révolte, la résignation. On le lit à livre ouvert. Il joue son personnage de victime pas toujours consentante à la perfection. Il faut dire qu’il est excessivement rare d’apprendre que sa dernière heure est sans doute arrivée et d’assister de son vivant à sa propre veillée funèbre ! Il est donc nécessaire que son jeu soit le plus souvent en retenue pour servir de contre-poids à la fantaisie débordante de sa partenaire. C’est un schéma classique pour tous les grands duos comiques. Ici, grâce aussi à une différence de taille intelligemment exploitée, ça fonctionne à merveille.


Virginie Hocq… Ah, Virginie Hocq ! Si l’humour était un instrument de musique, elle serait un stradivarius. Elle possède la science de l’effet comique jusqu’au bout des ongles, dans le moindre de ses gestes, dans la moindre de ses attitudes, dans la moindre de ses mimiques. Hier soir, j’ai vu en elle la digne héritière de Jacqueline Maillan. Elle est la seule à posséder un registre cocasse aussi créatif. Comme, ainsi que je l’ai précisé plus haut, la psychologie de son personnage est parfaitement dessinée, elle peut s’appuyer dessus pour aisément donner libre cours à son tempérament de feu. Pour arriver à un tel degré de drôlerie, il faut une sacrée maîtrise de soi. C’est au-delà du talent, nous sommes dans le domaine du Don. Aussi experte en câlinerie et en candeur qu’en mauvaise foi et en sadisme, elle sait tout interpréter. A un moment, elle nous offre une scène époustouflante de pure schizophrénie qui confine au cartoon. On peut, à son propos, utiliser un néologisme : quand Virginie est sur scène, la salle « Hocquète » de rire.

Enfin, il faut le souligner, car c’est très agréable à l’œil, la beauté du décor, moderne et flashy.

Gilbert « Critikator » Jouin



vendredi 2 mars 2018

Speakeasy


Cabaret Sauvage
Parc de la Villette
211, avenue Jean Jaurès
75019 Paris
Tel : 01 42 09 03 09
Métro : Porte de Pantin / Porte de la Villette

Jusqu’au 9 mars 2018

Coordination artistique : Régis Truchy
Musiques de Chinese Man
Lumières d’Elsa Revol
Scénographie de Claire Jouë Pastré
Costumes de Nadia Léon
Avec Andrea Catozzi, Clara Huet, Ann-Katrin Jornot, Guillaume Juncar, Xavier Lavabre, Vincent Maggioni

Présentation : Quand le cirque fait son cinéma, cela s’appelle « Speakeasy ». Ciomme dans les films noirs ou muets, de l’action il y en a, de l’ambiance aussi. Avec du jeun un sens particulier du détournement, des situations acrobates et cocasses qui ne laissent aucun répit au public. Un spectacle haletant aux rebondissements assurés. Ici, le cirque s’invite dans la fiction et fait ses tours dans un espace en huis-clos…

Mon avis : E-POUS-TOU-FLANT !
D’abord, il faut expliquer aux plus ou moins jeunes ce qu’était un « Speakeasy » : c’était le nom donné aux bars clandestins aux Etats-Unis dans les années 1930 au temps de la prohibition durant laquelle la vente d’alcool était interdite… L’histoire de ce spectacle se déroule donc dans ce type d’établissement. Nous sommes à la fois en plein théâtre classique avec le respect des « trois unités », temps, lieu, action, et dans une attraction dont le traitement est bien loin de l’être, classique.
Présentons les six protagonistes de ce drame qui va se jouer devant nous : un parrain de la mafia, sa « régulière », son garde du corps, une pin-up et un petit truand vont s’affronter sous les yeux d’un barman maladroit et survolté. Tous les clichés des films noirs des années 30 sont donc réunis. La musique est swing, l’alcool, bien qu’interdit, coule à flot, ça fume, les colts peuvent jaillir au moindre prétexte, les femmes sont sensuelles. Bref, il y a tous les ingrédients pour que cette soirée soit explosive.


Le ton est donné dès le début. Le barman, sorte de Valentin le Désossé, se livre à des pirouettes et à des sauts périlleux défiant les lois de la pesanteur. Et la jeune femme (la favorite du gangster), sorte de Betty Boop frisottée, n’est pas en reste. Elle accomplit des prouesses physiques que je ne pensais pas qu’un corps soit capable de réaliser. Or, notre ébahissement n’a pas fini d’être provoqué. Les quatre autres acteurs vont eux aussi apporter leur grain de folie. Le mafioso et sa gonzesse se lancent dans un incroyable corps-à-corps, aussi fluide qu’athlétique. Elle est comme un pantin désarticulé dans ses bras. Tout est chorégraphié au millimètre.

Le jeune voyou se met à évoluer le long d’un mât chinois avec des acrobaties faisant oublier qu’il existe une loi de la gravité. Il grimpe, glisse, se met en drapeau avec la même aisance que je mets pour marcher dans mon salon. Ça semble tellement facile qu’on en oublierait presque les heures de travail que cela représente en amont. Et ce compliment vaut pour ses cinq camarades. De son côté la pin-up, superbe femme fatale de saloon, se révèle être une championne du cerceau aérien sous le regard énamouré du barman. Quant à l’homme de main, sa spécialité est la roue cyr. Agrippé à son cercle, il se fait malmener par son patron et par le jeune malfrat. C’est très spectaculaire.


Toutes ces prouesses étonnantes sont mises au service d’une réelle intrigue. Evidemment, la pin-up va taper dans l’œil du gangster, ne pas déplaire au petit voyou et, partant, susciter la jalousie hostile de la maîtresse légitime. La guerre est déclarée. Tous les coups, surtout les bas, son permis. Ça part dans tous les sens, on ne sait plus où donner de la tête. Le rythme est effréné. Les prouesses athlétiques sont d’un niveau insensé. Et puis il y a l’humour ; il est omniprésent. Les gags (surtout ceux qui se déroulent autour du bar) et les cascades sont dignes des meilleurs films burlesques de Mack Sennett. On ne s’ennuie pas une seconde ; les yeux et la bouche grand ouverts, on reste estomaqué devant tant de performance(s).

On assiste à des numéros de cirque racontant une histoire. C’est du jamais vu. Aucun mot, ou presque, n’est prononcé. Tout est mimé, joué, interprété. En fait, c’est la bande-son – vraiment excellente – qui se substitue aux dialogues, définit l’ambiance et souligne les sentiments.
Speakeasy est un superbe spectacle, à nul autre pareil. De la haute voltige au sens propre. Non contents d’être des athlètes plus qu’accomplis, les six héros de cette histoire se révèlent être de remarquables comédiens. Chacun dans son rôle est parfait et assume et beaucoup de dérision l’aspect caricatural de son personnage.

J’ai pris un plaisir fou en assistant à ce show gymnastico-théâtral qui pourrait être sous-titré « Moveeasy ». Comment peut-on réaliser de telles performances avec son corps ? La réponse est simple : être doué physiquement, travailler, être humble, travailler et travailler encore… Grand respect mesdames et messieurs !
Dépêchez-vous, ce spectacle à ne pas manquer ne se joue que jusqu'au 9 mars.

Gilbert « Critikator » Jouin


jeudi 1 mars 2018

Salvatore Adamo "Si vous saviez..."


Polydor / Universal Music France

Salvatore Adamo est de retour avec Si vous saviez… un album annoncé comme étant son 25ème enregistré en studio. C’est bizarre, j’en compte personnellement une dizaine de plus. Bof, on ne prête qu’aux riches…

Sur la pochette, il pose presque comme un parrain de la Mafia sicilienne. Je dis bien « presque » car s’il est vêtu d’un costume et d’une chemise noirs, deux détails sautent aux yeux : son pied gauche déchaussé dévoile une chaussette d’un rouge écarlate et son pan de veste écarté laisse apparaître une bretelle de la même couleur. Beaucoup de choses sont dites à travers cette superbe photo. Il y a d’abord un mélange recherché de sérieux et de fantaisie. Sur son visage presque impassible, on distingue une lueur espiègle dans le regard et le léger sourire entendu de celui qui n’en pense pas moins. C’est vrai qu’il a l’air de nous dire « Si vous saviez… ». Si vous saviez l’homme que je suis réellement. Longtemps catalogué d’artiste lisse, gentil, poli, bien élevé – rassurez-vous, il est et sera toujours un modèle de courtoisie et de bienveillance – Salvatore Adamo a petit à petit affiché un côté rebelle. Il demande certes parfois la permission, mais cela ne l’empêche pas de dénoncer certains dysfonctionnements, certaines injustices, certaines incohérences dans le monde qu’il entoure. Il y a du reporter en lui ou, plutôt, du rapporteur. Il se veut témoin de son temps. Il a, de plus en plus souvent désormais, eu envie de poser un doigt accusateur là où ça fait mal et de titiller. De même qu’il a de plus en plus souvent montré un sens aigu de l’humour, sa facette facétieuse ? Chez lui, l’autodérision est chronique et il a acquis en vivant en Belgique cette propension à l’absurde si vivace outre-Quiévrain.

Photo Belga/AFP

Beaucoup plus Mister Jekyll que Mister Hyde (heureusement), Salvatore Adamo n’a plus peur d’affirmer sa complexité, ses dualités, ses faiblesses, de même qu’il exprime ses engagements, ses indignations et ses enthousiasmes. Il faut beaucoup de temps pour devenir l’homme que l’on est vraiment. Et quand on est artiste, la route est encore plus longue car distraite par une multitude de chemins de traverse et freinée par l’adulation que l’on vous porte et les multiples tentations. Aujourd’hui, Salvatore a atteint son point d’équilibre. S’il lui faut toujours plaire et séduire (professionnellement s’entend), il n’a plus rien à prouver. Il apparaît comme un homme libéré de toute contrainte, de toute affectation, de toute hypocrisie. Cette libération se retrouve dans son écriture. Il n’a jamais eu autant de mots à dire. Sa plume, au lieu de se tarir avec l’âge, n’a jamais été aussi prolifique. Lisez ses textes. Ils sont si travaillés, si forts, qu’on pourrait aisément occulter la musique. Mais Adamo est chanteur, Italien de surcroît. Comment, pour lui, imaginer une vie sans musique, sans mélodies, sans ces petites touches de couleurs qui habillent ses textes et les renforcent.

Alors, parlons-en de cet album et de ses « ada-mots ».
Je ne veux pas me livrer comme j’en ai l’habitude à une analyse quasi clinique. Je préfère en dessiner les grandes lignes de façon à ménager à l’auditeur à la fois le plaisir de la découverte et un espace pour son imaginaire. Je l’ai écouté au casque cet album. C’est préférable car on peut en saisir toutes les nuances car, si les mots sont forts, les musiques et les arrangements sont subtils, taillé, c’est le cas de le dire, sur mesure(s).

Photo Belga/AFP

Voici donc, titre par titre, l’écume de mes impressions.
1/ Je te chanterai la chanson. Ce titre est, pour moi, l’équivalent de l’Utile de Julien Clerc. Elle évoque le pouvoir insidieux d’une chanson. Adamo n’est dupe de rien. Il console les gens en répandant de la « poudre aux yeux ». Cette poésie qu’il prône face à la violence agit comme un baume ? C’est que l’on peut appeler « un effet placé beau »…
2/ Un rêve. Cette chanson complète et développe la précédente. Elle exalte la force et le pouvoir du rêve. « I made a dream »… Le rêve est une petite graine qui, un jour, par la volonté d’un être d’exception, peut germer. D’où l’importance du name dropping ou plutôt ici, c’est malin, du first name dropping car Salvatore ne cite que des prénoms de ces personnes qui ont fait de leur rêve une œuvre. Certains rêves sont constructifs mais il ne faut jamais les confondre avec l’utopie.
3/ Sans toucher terre. Elle est diablement finaude cette chanson avec son double niveau de lecture. C’est l’histoire d’un transfert à l’envers. Ou comment une personne a priori défavorisée, une migrante, réussit avec son seul sourire à redonner un sens à la vie d’un nanti.
4/ Juste un « Je t’aime ». D’abord, on constate avec ce duo combien Camille chante bien ! Il y a d’un côté sa voix cristalline, fragile qui s’entrelace à merveille avec celle, chaude et rassurante de Salvatore. Du nectar pour les trompes d’Eustache… Cette chanson exprime combien il est important de se dire « Je t’aime ». Même si c’est éphémère, il faut le dire, ne pas le garder pour soi. Ce doit être une immédiateté.

Photo Philippe de Poulpiquet

5/ Si vous saviez… C’est le contraire des Passantes de Georges Brassens car, ici l’objet de tous les fantasmes est statique. C’est l’histoire d’une non-rencontre. Le désir est non exprimé pour ne pas effaroucher la belle. L’audace n’est qu’intérieure… Cette situation prend tout son sel dans le contexte actuel de la croisade « Balance ton porc ». Là, il n’y a pas de risque de mauvaise interprétation.
6/ Méfie-toi (Y’a pas plus gentil que moi). Il ne faut pas se fier à la bonne réputation, à l’image de l’homme idéal. La musique est aussi espiègle que ce texte en forme d’autocritique. Il en dit beaucoup sur lui : « Je suis multiple », « Je ne suis pas celui qu’on voit »… Il a « brisé des cœurs » malgré lui (!) mais il été « toujours de bonne foi ». Ça sent un peu la schizophrénie, non ?
7/ Le pianola. Quelle jolie historiette empreinte de mélancolie sur la vanité de l’état de pianiste de bar qu’un regard suffit à bouleverser. C’est le bon, la brute et la belle. Imparable cette rime riche entre « bar » et « malabar ». A écouter le désarroi de ce gentil musicien, on a tellement envie que ça se termine bien…
8/ Nu. « Nu » comme Nu… mérique ? Big Brother nous regarde et nous espionne. Tout le monde surveille tout le monde. Big Data est liberticide. On s’achemine inexorablement vers la pensée unique. Le vocabulaire est envahi de nouveaux mots issus de l’informatique. Nous vivons une véritable révolution… A noter la beauté des rythmes africains et des chœurs. C’est peut-être ma chanson préférée.
9/ Tes chaînes.  Confidences d’un homme heureux de sa servitude, qui l’assume et la réclame. Il faudrait inventer le mot masculin pour « odalisque ». Il va même jusqu’à faire acte de contrition. Un abandon de soi qui confine au sacrificiel.


10/ Toujours, forever… Parfum de nostalgie. Le temps « doré » de la jeunesse est idéalisé. La tendresse, l’amour, les délicieux frissons sont magnifiés par le prisme déformant du souvenir. Bien des années plus tard, on sait que ça a existé, mais la « fièvre » est retombée et il ne subsiste qu’une « belle illusion ». « On survit comme on peut »…
11/ Et tant d’amour. Deuxième chanson du triptyque Nostalgie. Elle se rattache à la précédente. Promenade dans le temps passé. Là aussi tout est idéalisé. Les coutumes, les costumes, la courtoisie, les relations simples. Les valeurs, quoi ! Et tellement, tellement d’amour… C’est ma deuxième chanson préférée. Ce doit être une question d’âge, une fraternité dans le vécu…
12/ Ma mère disait. La nostalgie, suite et fin. Une magnifique déclaration d’amour filial. Quand le « rire » est un « soleil » on ne peut qu’être ébloui par tant de tendresse et de bienveillance. Qu’ajouter de plus ? Il n’y a qu’à écouter.
13/ Racines. Tout est dans le titre. Même s’il avoue s’être « perdu dans l’ennui de l’Olympe », Salvatore Adamo est toujours resté fidèle à ses origines siciliennes. Soixante-dix ans se sont écoulés mais l’enfant prodigue jette encore « derrière ses vitres fumées » un regard enamouré sur la terre de ses ancêtres. Le temps lui semble s’être un peu figé, mais la vie est restée simple et saine. Les gens se parlent beaucoup, les hommes pérorent, les femmes s’en amusent et les gosses, qui « n’ont pas changé » ont les mêmes rêves que lui quand il était enfant. Bien rassurant, tout ça…

Gilbert "Critikator" Jouin