Théâtre Antoine
14, boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Tel : 01 42 08 77 71
Métro : Strasbourg Saint-Denis
Une pièce de Laurent Seksik
Mise en scène par Gérard Gelas
Décors de Jean-Michel Adam
Costumes de Pascal Bordet
Lumières de Gérard Gelas
Avec
Patrick Timsit (Stefan Zweig), Elsa Zylberstein (Lotte), Jacky Nercessian
(Ernest Feder), Bernadette Rollin (madame Banfield), Gyselle Soares (Rosaria)
L’histoire :
La pièce nous transporte dans le tourbillon de deux vies, l’ultime voyage de
Zweig et de son épouse, Lotte.
Fuyant le nazisme, l’écrivain et sa femme, éprise d’absolu,
croient trouver à Pétropolis, au Brésil, des rivages paradisiaques.
Entre la nostalgie des fastes de Vienne et la folie du
carnaval de Rio, la pièce est un spectacle bouleversant, une aventure unique :
l’histoire du dernier amour de Stefan Zweig.
Mon avis :
D’abord, il faut souligner que l’auteur de cette pièce, Laurent Seksik, est un
homme réellement habité par Stefan Zweig. Depuis ses 20 ans, ce médecin a
consacré une grande partie de son temps à traquer l’œuvre de l’écrivain
autrichien et à se nourrir du moindre détail de sa vie. Cette pièce est l’adaptation
de son roman, Les derniers jours de
Stefan Zweig, paru en 2010, et qui lui a valu de nombreux prix et
récompenses. Il était donc on ne peut plus légitime pour le porter au théâtre.
Comme le roman, la pièce couvre les six derniers mois de l’existence
de Stefan Zweig. Nous sommes en septembre 1941 ; accompagné de sa seconde
épouse, Lotte, l’écrivain est de retour au Brésil, à Pétropolis, après un long
périple à travers l’Europe et les Amériques du Nord et du Sud. Depuis 1934,
ayant pressenti les ravages que le nazisme allait accomplir dans tous les
domaines, il a choisi l’exil…
Quand la pièce commence, Stefan et Lotte viennent de prendre
possession de leur nouvel appartement. Une immense baie vitrée s’ouvre sur un
paysage apparemment idyllique, s’il en croit les commentaires émerveillés de la
jeune femme. Stefan, lui, semble y être totalement indifférent. Sa seule
préoccupation est de veiller que les fenêtres soient bien fermées afin que les
courants d’air n’affectent pas la santé de son épouse, fragilisée par de
fréquentes crises d’asthme. Ce simple geste définit dans quel état d’esprit se
trouve le brillant homme de plume. En fait, plus grand-chose ne l’intéresse. Il
est obsédé par les exactions perpétrées par les nazis dans sa chère Autriche. Devenu
misanthrope et agoraphobe, totalement désabusé, rongé par la nostalgie de
Salzbourg, il s’enfonce peu à peu dans une mélancolie morbide. Se sachant
également traqué, il a dépassé le cap de « la confusion des sentiments »,
il sait où il en est et son projet funeste est déjà ancré en lui. Son choix est
fait. Il ne peut supporter l’idée d’être témoin impuissant du règne de la
barbarie…
Stefan est alors âgé de 59 ans. Lotte, sa secrétaire, qu’il
a épousée à Londres depuis peu, n’en a que 32. Cette différence d’âge explique
leurs différences de comportement tout au long de la pièce. Autant l’écrivain
est sombre et désespéré, autant elle déborde de joie de vivre. Autant il est
taiseux, autant elle est volubile. Elle est profondément croyante, il ne l’est
pas du tout.
Ces traits de caractère sont remarquablement traduits dans
les jeux de Patrick Timsit et d’Elsa Zilberstein, qui nous livrent tous deux
une prestation d’une rare intensité. Patrick Timsit ! Lui-même admet qu’il
fait avec cette pièce « le grand écart ». On est effectivement aux
antipodes de ses one man shows iconoclastes et dévastateurs. Il joue avec une
sobriété, une retenue, une économie de gestes impressionnantes. Il affiche en
permanence le masque d’un homme qui se veut au-dessus de la mêlée, qui n’a pas
trop envie de s’expliquer. Il voit tout en noir. D’ailleurs, à un moment, Lotte
lui fait le reproche de son pessimisme devenu chronique : « Tu es l’écrivain
du désastre ». Paradoxalement, alors qu’il voit la vie en noir, il arbore
quotidiennement de très élégants costumes trois-pièces immaculés. Ce contraste
est frappant. On ne le verra vêtu de sombre qu’à la fin, à l’heure où il a fixé son rendez-vous avec la mort…
Elsa Zilberstein, contrairement à Patrick Timsit, a hérité d’un
rôle beaucoup moins rectiligne. Elle campe en effet une femme très amoureuse,
pleine de vie, débordante de projets et de désirs de rencontres et de sorties.
Mais à quoi sert tant de vitalité quand son compagnon se trouve dans une
spirale aussi négative, un refus de vivre et d’échanger. Alors, elle passe par
des moments de découragement, de révolte même. Elle a un sentiment d’injustice.
Et, en même temps, elle nourrit pour le grand homme un tel sentiment d’admiration,
qu’elle ne peut que le respecter… Pas facile à jouer ce personnage qui passe
ainsi de la joie de vivre à l’abattement. Elsa nous gratifie d’une superbe
composition.
Le couple existe. L’amour qui les réunit – le premier pour
elle, le second pour lui -, s’il n’est pas souvent affiché et proclamé, est néanmoins
réel, palpable, évident. Elle est dans la passion et lui dans le registre de l’affection
amoureuse.
Les derniers jours de
Stefan Zweig est une pièce forte. C’est l’autopsie d’un désespoir, une
tragédie humaine dont on connaît l’épilogue dès le début. Elle est servie par
trois acteurs d’une justesse remarquable. Avec un tel sujet, on est en
permanence sur le fil. Un moindre excès, et on bascule dans le pathos. On est
même en totale empathie avec le personnage de Lotte, si lumineuse avec sa belle
envie de vivre. Et, en même temps, on comprend tout ce que ressent Stefan et on
ressent pour lui énormément de compassion.
Zilberstein et Timsit, on l’a dit, en tous points
remarquables, sont parfaitement épaulés par Jacky Nercessian qui tient de rôle
d’Ernest Feder, l’ami, journaliste et brillant joueur d’échecs, exilé comme eux
au Brésil. Chacune (ou presque) de ses apparitions est une parenthèse de
détente. Maître patenté de l’humour juif, il tourne systématiquement tout en
dérision. Il adore taquiner Stefan et il s’évertue devant lui à minimiser les
drames qui se jouent en Europe. Jusqu’au moment où, à son tour, il en devient lui-même
victime directe. Cela donne lieu à une scène prenante d’intensité, un monologue
fort et poignant… A un moment donné, le sens de la dérision, aussi assumé
soit-il, est vain devant l’horreur. Timsit et Nercessian la jouent avec une
pudeur toute masculine, ce qui la rend encore plus bouleversante… Détail étonnant,
il y a une vraie ressemblance physique entre Jacky Nercessian et le vrai Ernest
Feder. C’est réellement troublant.
On ne peut passer toutefois sous silence la présence de Bernadette
Rollin, dans le rôle de madame Banfield, la logeuse des Zweig. Elle a peu de
scènes, mais il y en a une dans laquelle, dans une apparente innocence, elle
déverse toute une série de clichés antisémites qui reflète la pensée de nombres
de gens à cette époque.
Il y a aussi le choix des musiques d’accompagnement qui a
son importance car, tour à tour valses de Vienne ou samba brésilienne, elles ponctuent
les différentes pages de la pièce.
On sort ému du théâtre Antoine, mais pas attristé ou
cafardeux, puisqu’on n’a pas été témoin d’une fiction mais confronté à une
réalité, à un choix de vie, ou plutôt de renoncement. C’est un grand et beau
moment de théâtre, intelligent et surtout, magnifiquement écrit et interprété.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire