Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Champs
75006 Paris
Tel : 01 45 44 57 34
Métro : Vavin / Notre-Dame
des Champs
Une pièce d’Eugène Ionesco
Mise en scène par Alexis Rocamora
Musique de Gilles Diederichs
Avec Laura Marin (Mme Smith),
Alexis Rocamora (M. Smith), Taos Sonzogni (Mme Martin), Jean-Nicolas Gaitte (M.
Martin), Nell Darmouni (La bonne), Guillaume Benoit (Le pompier)
Présentation : Deux couples, un pompier, autour d’une
intrigante bonne. Six personnages dans un univers intemporel où les phrases, les
mots, les lettres et les situations s’entrechoquent dans un tourbillon d’absurdité
étrange, inquiétant et drôle à la fois. Un classique revisité qui se fait
miroir de la société. Il serait absurde de ne pas rire de soi.
Mon avis : Cela fait 66 ans ( !) que La Cantatrice chauve est à l’affiche du théâtre de la Huchette. On
frise les trois millions de spectateurs. C’est dire si cette pièce qualifiée
par la critique des années 50 d’« objet théâtral non identifié »
(OTNI) est singulière et paradoxale.
Premier paradoxe : je ne
l’avais jamais vue. A vrai dire, c’est son auteur, Ionesco, qui me posait
problème. Or, deuxième paradoxe : je suis particulièrement friand
d’absurde. La seule pièce que j’avais vue de l’Eugène, était Rhinocéros. J’en étais sorti pour le
moins perplexe. Chez Ionesco, l’absurde est poussé à l’extrême, à la puissance
10. Aussi, pour en goûter tout le sel, faut-il être dans de bonnes dispositions
d’esprit, s’y préparer.
Ce qui m’a donc attiré du côté du
Lucernaire, c’est le contenu de la parenthèse suivant le titre de la
pièce : « Comme vous ne l’avez jamais vue ». Troisième
paradoxe : je ne l’avais justement jamais vue. Impossible donc d’établir
des comparaisons. Imaginez que je me demandais même quel allait être le répertoire
de cette fameuse « Cantatrice », « chauve » de surcroît…
Evidemment, j’ai découvert un
truc auquel je ne m’attendais pas. Mais comme ma curiosité était très éveillée,
sans doute parce que c’est la première pièce que je voyais dans cette rentrée
2016-2017 (je ne m’étais pas rendu dans un théâtre depuis le 15 juillet), mon
accumulateur de réceptivité était (re)chargé à bloc.
Il faut savoir que La Cantatrice
chauve a été écrite par Ionesco à un moment de sa vie où il voulait apprendre
l’anglais via la fameuse Méthode Assimil. Avec l’esprit aussi affûté que barré
qu’on lui connaît, il s’est attardé sur la traduction littérale de phrases qui
n’ont évidemment aucun lien entre elles pour en faire un assemblage
complètement loufoque…
On n’est donc pas surpris
d’entendre une des comédiennes (ils sont déjà présents sur scène à l’entrée du
public) égrener ça et là, en pré-générique, un sporadique God Save The Queen. Ainsi est-on déjà dans l’ambiance avant que les
trois coups ne retentissent. Le ton va être résolument british et les
personnages itou. Après une présentation originale façon cinéma muet, on entre
de plain pied dans l’univers feutré du salon des Smith. C’est madame qui a
l’honneur d’ouvrir le bal avec une incroyable volubilité pendant que son mari,
plongé dans une gazette, se tait. On commence alors à s’interroger sur le
comportement de la bonne. On dirait une surveillante générale. Aussi
énigmatique qu’autoritaire, elle suscite visiblement la crainte chez ses
patrons. C’est même elle, sorte de coucou suisse déréglé, qui leur donne
l’heure…
Bref, voici pour l’ambiance.
Après un échange totalement futile et décousu entre M. et Mme Smith,
surviennent leurs invités, les Martin. En l’absence des Smith partis se
changer, les Martin se lancent dans un dialogue absolument surréaliste (un des
grands moments de la pièce). C’est de la haute voltige, du non-sens absolu.
Mais c’est pratiquement le seul dialogue dont le déroulement nous soit
prévisible. C’est peut-être la seule fois où l’invraisemblable s’appuie sur une
logique imparable.
Parti pris ingénieux de la mise
en scène, les deux couples sont tout de noir vêtus et sont maquillés comme des
clowns blancs alors que la bonne porte une tenue très colorée, quasi flashy.
Contraste habile… L’avantage de ces visages de plâtres, c’est qu’ils accentuent
les mimiques un peu – on y revient – à la manière outrée du cinéma muet.
L’effet est garanti.
Pourtant, dans ce torrent
impétueux de phrases sans queue ni tête, on est parfois éclaboussé par un bref
message (une allusion à la xénophobie dans la bouche du pompier), par une
attitude (la solidarité féminine), mais le ton général est tout de même une
satire du milieu bourgeois.
Ionesco jongle avec tout ce qui
lui passe par la tête. Outre ses dialogues à l’emporte-pièce, il joue à
inventer des titres de fables aberrants et nous abreuve (quel bouquet
final !) d’aphorismes incongrus. Entre temps, il a permis au capitaine des
pompiers de se livrer à un monologue étourdissant (sacré morceau de bravoure)
sur le thème du rhume ; un pompier qui, soit dit en passant, ne se
contente pas d’intervenir sur des incendies programmés mais également sur les
« brûlures d’estomac » !
Inutile de chercher une
quelconque cohérence dans cette pièce. La virtuosité d’Eugène Ionesco est de
réussir à construire des échafaudages qui tiennent en place bien qu’ils soient
érigés sur les sables mouvants de son esprit alambiqué. Pour moi, le jeu et la
façon de réciter les phrases d’Ionesco sont les points forts de ce spectacle.
Au Lucernaire, la performance des six comédiens est époustouflante. On est
rapidement fasciné par leur implication, leur inventivité et leur folle
générosité. Plus les dialogues sont invraisemblables, plus leurs personnages
sont vrais, plus les échanges sont futiles, plus ils prennent d’épaisseur.
Au fait, que dire de la fameuse
Cantatrice dégarnie ? Ne serait-elle pas une cousine à la mode de
Grande-Bretagne de l’Arlésienne ? Je sais, c’est un peu tiré par les
cheveux…
Gilbert "Critikator" Jouin
Gilbert "Critikator" Jouin
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